L’Américain revient en grande forme avec un quatorzième album kaléidoscopique enregistré avec Pharrell Williams. Toujours un pied dans l’underground et l’autre dans le mainstream.
Quarante minutes. Voilà le temps passé avec Beck, en septembre, dans un hôtel parisien aux abords de la place de la Concorde. Le timing est serré, millimétré même, et mieux vaut ne pas compter sur son manager pour nous accorder quelques minutes supplémentaires. Dommage, mais le jeu promotionnel est ainsi fait.
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Alors on s’adapte et on essaye d’oublier les premières pensées qui surgissent à l’arrivée de Beck, de prime abord un brin taiseux, mystérieux, un peu comme tous ces musiciens habitués aux éloges, au succès, et à ces moments où toute une équipe s’acharne à contenter leurs moindres désirs.
Une fois la première question posée, les doutes s’estompent : non, dans le monde de Beck, la mesure n’existe pas ; oui, l’Américain semble programmé pour l’anormal et s’être habitué à devenir un artiste convoité. On n’en reste pas moins persuadé que l’on croise peu d’artistes de cette trempe. Ils sont rares à captiver à chacune de leurs phrases, sensées et mûrement réfléchies ; rares à rester, plus de vingt-cinq ans après leurs débuts, sourds à la raison, à poser un avis aussi ouvert et pointu sur la nouveauté.
La pop music envisagée comme une matière vivante
Beck, c’est simple, a le charisme de celui qu’il est impossible de ne pas regarder, l’intelligence d’un homme riche de mille expériences, la liberté d’un musicien capable de faire se rencontrer des genres musicaux habitués à se regarder jusque-là en chiens de faïence. “J’aime beaucoup la destinée de musiciens iconiques comme les Beatles, Bob Dylan, Stevie Wonder ou Michael Jackson, leur musique me touche profondément et ils jouissent d’une aura qui fait bien évidemment rêver. Mais je dois avouer être davantage attiré par les weirdos, les outsiders comme Daniel Johnston. Il ne s’est jamais excusé d’être lui-même et a continué toute sa vie à avancer selon ses propres règles.”
Le ton est affirmé. La posture également : elle est celle d’un homme sans doute conscient de ce qu’il a accompli depuis le début des années 1990, lucide quant à l’aura qui l’entoure et au succès qui l’accompagne – ses sept Grammy Awards en attestent avec éclat. Reste que Beck paraît sincère au moment d’employer ces mots.
Parce que lui aussi a toujours envisagé la pop music comme une matière vivante, un terrain de jeux et d’enjeux ouvert à tous les fantasmes. Il est, comme peu de ses contemporains peuvent s’en glorifier, ce musicien à la marge de son propre univers, cet artiste qui parvient à tromper l’usure du temps et à se moquer des concepts artistiques trop rigides, définissant album après album un univers kaléidoscopique.
Le mot lui plaît : “On a déjà défini ma musique comme psychédélique, et je n’aime pas ça. Ça sonne rétro, et ce n’est évidemment pas mon intention. Kaléidoscopique, en revanche, ça reflète davantage ma volonté de créer des connexions entre les genres, de mélanger des musiques qui n’ont a priori rien à voir entre elles.”
Une grande admiration pour Pharrell Williams
Par le passé, Beck s’est ainsi essayé à l’indie-folk (Mutations, 1998), au rock classieux (Modern Guilt, 2008), au funk (Midnite Vultures, 1999) ou à des mélodies bluesy (Odelay, 1996). Certaines de ses reprises pop ont même rencontré un franc succès – tel Everybody’s Got to Learn Sometime, porté, il est vrai, par le succès d’Eternal Sunshine of the Spotless Mind (2004) de Michel Gondry. Mais l’Américain dit avant tout chercher le pas de côté, la “connexion avec le public et les autres artistes”. Le propos est entendu, presque trop stéréotypé, mais bien malin celui qui pourrait reprocher à Beck quelques concessions faites à l’industrie.
“Si des artistes comme Charlie Parker ou Miles Davis étaient encore en vie, ils travailleraient comme Pharrell en studio”
On lui demande alors les raisons qui l’ont incité à collaborer avec Pharrell, sans aucun doute le plus grand faiseur de tubes de ces deux dernières décennies, et sa réponse fuse : “J’ai adoré ce qu’il a accompli pour Snoop Dogg ou Justin Timberlake. D’ailleurs, si je suis totalement honnête, je dois bien avouer que Pharrell est à la production de la plupart des tubes que je prends plaisir à réécouter ces vingt dernières années.”
“Mais je n’ai pas fait appel à lui pour accéder au sommet des charts. J’aime tout simplement sa façon d’être perpétuellement dans la modernité, de ne pas être effrayé à l’idée d’essayer des choses, quitte à se perdre. Je pense sincèrement que si des artistes comme Charlie Parker ou Miles Davis étaient encore en vie, ils travailleraient comme lui en studio, avec toute cette technologie à leur disposition.”
Visiblement impressionné par l’ex-Neptunes, Beck en poursuit l’éloge : “Ce qui est marrant avec Pharrell, c’est qu’il est toujours positif. En très peu de temps, il arrive à créer quelque chose de dingue en studio, à créer des connexions entre les artistes. Grâce à lui, j’ai ainsi pu rencontrer Miley Cyrus et Lil Uzi Vert. C’est assez fou quand on y pense… Et puis il a cette capacité à transformer n’importe quelle chanson en tube potentiel. Ça m’impressionne d’autant plus que je ne viens pas de ce monde-là.”
Des mélodies limpides et efficaces
Beck est issu d’un milieu qu’a priori tout oppose à cette quête du tube rapidement consommable et marqué par son époque. D’abord élevé par son père, arrangeur de cordes, cet ex-Loser a par la suite côtoyé sa mère, danseuse pour le Velvet Underground, avant de se rapprocher de son grand-père, représentant du mouvement artistique Fluxus. Un enfant de la balle, donc, mais qui a toujours préféré tracer de nouvelles lignes de fuite au confort d’une musique bien rodée, exécutée avec des pantoufles pour satisfaire les fans de la première heure.
Aujourd’hui, Beck dit pourtant être à la recherche de “bangers” et rêverait d’entendre ses morceaux dans des mariages. “Mark Ronson a réussi ça avec Uptown Funk, et j’avoue que je le jalouse un peu : c’est quand même fou de se dire que des gens ont choisi d’utiliser vos chansons pour accompagner le plus beau jour de leur vie.” Que les puristes se rassurent : aucun hit planétaire, aucun morceau apte à lancer une chenille ou à inspirer à un oncle gênant une chorégraphie légèrement malsaine n’est à déceler sur Hyperspace. Les mélodies sont limpides, efficaces, mais elles témoignent avant tout de son “étrange carrière”, et rappellent que Beck reste un artiste attiré par la nouveauté, enthousiaste à l’idée de se réinventer.
En vrai, le Californien a simplement compris l’époque, qui rend perméable cette fameuse frontière entre underground et mainstream, qui couronne de succès un morceau de rap-country tout en saluant la pop hybride d’une Billie Eilish. Beck, lui-même, semble être prisonnier de cette schizophrénie contemporaine, partagé entre l’envie de composer des hymnes aussi fédérateurs que Drop It Like It’s Hot de Snoop Dogg et la certitude que le public est davantage réceptif aux mélodies étranges.
Un amour intact pour le hip-hop
“J’aime tellement ce qui est inattendu que cette perspective de pouvoir actuellement tout se permettre me plaît au plus haut point. Alors je me suis lâché et j’ai essayé d’être plus spontané, un peu comme ces rappeurs qui sont capables d’enregistrer un excellent morceau en une prise et de publier trois projets par an. Il fallait que je m’en inspire, que j’essaye à mon tour d’avancer sans pression”.
Après Loser, Beck avait pourtant juré de ne plus fricoter avec le hip-hop. Il s’était fait la même promesse en 2006, une fois l’enregistrement de The Information terminé. On se doutait alors que ce choix était davantage motivé par la perspective d’expérimenter d’autres esthétiques que par un dégoût pour ce genre musical, lui qui confesse être très proche de Q-Tip et cherche à collaborer avec Pharrell depuis Midnite Vultures.
C’était en 1999, quelque temps avant de se lancer dans une reprise de Diamond Dogs de Bowie aux côtés de Timbaland. Depuis, son amour pour le hip-hop semble intact : “C’est une musique tellement moderne, tellement représentative de notre monde… Surtout, et c’est ce qui fascine, c’est une musique qui est toujours en maturation, elle ne demande qu’à se réinventer en permanence. Elle vit, quoi. Et ce refus de stagner, d’être toujours moderne après quatre décennies, c’est tout simplement fascinant à observer.”
A la manière de Kanye West, Kendrick Lamar ou Travis Scott, Beck a visiblement pris goût au travail de groupe, à la répartition des tâches une fois en studio. Frappé par ce qu’il a pu voir de la construction de No_One Ever Really Dies de N.E.R.D., l’ange blond de Los Angeles, solitaire revendiqué, habitué aux collaborations mais bien souvent épaulé par un simple producteur lorsqu’il se consacre à ses projets personnels, a donc souhaité s’approprier ce procédé pour son quatorzième album.
Chris Martin ou Sky Ferreira aux chœurs
“Par le passé, j’ai réalisé des albums de façon très autarcique. Je passais des heures et des heures en studio, tout seul, à me prendre la tête sur une note ou un élément de production. Là, je dois avouer que ça m’a libéré de pouvoir inviter d’autres artistes.”
Outre Pharrell, dont la patte s’entend illico sur des morceaux comme Saw Lightning ou Everlasting Nothing, qui sonnent comme la rencontre du beautiful loser et du golden boy de Virginia Beach, Beck a convié d’autres artistes de renom, souvent pour des tâches a priori mineures.
Aux chœurs de Stratosphere, on retrouve ainsi Chris Martin, tandis que Sky Ferreira assure ceux de Die Waiting. Côté production, c’est au fidèle Greg Kurstin, déjà présent sur Colors, et à Paul Epworth, régulièrement sollicité au sein du paysage pop depuis ses exploits réalisés aux côtés d’Adele et U2, qu’a été confié le soin de trouver l’équilibre entre spontanéité et sophistication.
“L’idée, avec Hyperspace, a vraiment été de se montrer moins ambitieux côté production. Je voulais aller vers plus de simplicité, laisser respirer les notes. Et pour ça, Pharrell a été d’une aide précieuse. Alors que j’ai toujours tendance à rajouter trop d’effets, au point de parfois tomber dans l’extravagance, lui, au contraire, est un maître du minimalisme. Il arrive à véhiculer tout un univers et diverses émotions avec trois fois rien.”
Une vraie leçon de modernité
Pour appuyer son propos, Beck cite une nouvelle fois Drop It Like It’s Hot de Snoop Dogg. Une véritable obsession, visiblement. Et c’est vrai que l’on retrouve ce même désir d’épure sur See Through, niché au cœur du disque et porté par des éléments rythmiques assez sommaires. Plus loin, Hyperspace souligne l’excellent singer-songwriter qu’est Beck.
Parce qu’il s’adapte ici merveilleusement à ces échos en spirale, ces refrains haut perchés, ces nappes voluptueuses et cette pop mouvante – émouvante, serait-on tenté d’ajouter à l’écoute de Chemical. Parce qu’il sait mettre en place un univers, créer une cohérence.
On ne parlera pas de concept-album, mais il se dessine à travers ces onze morceaux une vraie ligne directrice. “Ce disque est inspiré par Asteroids, un jeu vidéo des années 1980, précise-t-il. Dans le jeu, il y avait un bouton nommé Hyperspace qui vous permettait de sauver votre vie au moment où vous sentiez que vous alliez perdre la partie.”
La référence, c’est une évidence, a dû plaire à Pharrell, lui qui, avec les Neptunes et N.E.R.D., a toujours cherché à redéfinir les codes de la pop culture – rappelons que sur la pochette du premier album de N.E.R.D., Shay, le troisième membre du groupe, était assis sur un canapé en train de jouer à la PlayStation.
Pour Beck, ce clin d’œil à la culture geek est avant tout l’occasion de rappeler qu’il n’est pas une pop-star venue effectuer un énième tour de piste et dont le seul ennemi serait le poids des années. Au contraire : à l’occasion d’Uneventful Days, de Stratosphere et ses accents pink-floydiens ou de Dark Places, “de loin mon morceau préféré”, dit-il, l’Américain offre ici des leçons de modernité, de curiosité et de ferveur.
Hyperspace (Caroline/Universal)
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