Critique aux Cahiers du cinéma dans les années 1950 et 1960, compagnon de la Nouvelle Vague, pédagogue exceptionnel qui a rayonné sur au moins cinq ou six générations de cinéphiles, Jean Douchet est décédé à 90 ans.
Avec le temps, j’avais fini par croire que Jean Douchet était éternel. Las, comme toutes les croyances, celle-ci a fini, ce vendredi 22 novembre, par se fracasser contre le réel. Sa stature massive et joyeuse de grand vivant n’est pourtant pas près de quitter ma mémoire et celle des nombreux cinéphiles pour qui Jean Douchet fut un phare ou en tout cas un accoucheur de films sans équivalent. Car, plutôt qu’un grand critique, je vois plutôt Douchet comme un grand analyste, au sens quasi freudien du terme. C’est-à-dire quelqu’un qui, en sondant l’inconscient d’un film, était capable d’en extraire des significations inouïes.
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Un critique né au cœur de la Nouvelle Vague
Influencé par la pensée de Bachelard, Jean Douchet appartient à la génération de la Nouvelle Vague qui fut d’abord celle des Cahiers jaunes. Après avoir consciencieusement dilapidé l’héritage familial, en particulier dans les casinos, il fut, sous le regard bienveillant de Rohmer, l’une des plumes majeures de la revue, entre la fin des années 1950 et le début des années 1960. Ses textes sur Renoir ou Mizoguchi mais aussi sa défense de Preminger et surtout de Minnelli, encore très sous-estimé à l’époque, restent des modèles indépassables. Mais c’est peut-être après avoir été viré des Cahiers en 1963, suite à une guerre fratricide entre les partisans de Rohmer et ceux de Rivette, que Jean D est réellement advenu à lui-même.
D’abord avec son fameux Hitchock (1967), un livre fondamental dans lequel il use de l’ésotérisme et de la psychanalyse comme de véritables chevaux de Troie pour mieux pénétrer dans les entrailles d’une œuvre vertigineuse et qui fait du suspense une notion littéralement métaphysique. Puis, peut-être davantage encore, par son œuvre orale qui l’a vu inlassablement parcourir, et ce jusque très tard dans sa vie, les salles de France et d’ailleurs, dans le but de propager cet art d’aimer qui lui était si cher et d’apprendre, aussi joyeusement qu’il était possible, à tous ceux qui le désiraient, à regarder les films de ses auteurs chéris. Auteurs chéris qui ne se limitaient d’ailleurs pas aux classiques cités plus haut, mais qui intégraient aussi bien la Nouvelle Vague que Brian De Palma ou encore Hou Hsiao-hsien…
Un peu comme André S. Labarthe, son contemporain lui aussi disparu récemment, Jean Douchet appartenait à une espèce très française, celle des spectateurs-artistes, un type de personnage qui se distingue très nettement des universitaires. Même si, à l’inverse de ses amis Rohmer, Godard, Chabrol, Téchiné, Eustache, Barbet Schroeder, Philippe Garrel, il n’est pas devenu cinéaste à part entière, il a tout de même réalisé quelques courts-métrages, parmi lesquels le savoureux Saint-Germain des Prés (1965) qui figure dans le film collectif Paris vu par… mais aussi une très belle adaptation filmée de La Servante aimante de Goldoni, son unique long-métrage. Quant à sa carrière d’acteur, même si elle se résume à quelques apparitions, elle ferait pâlir plus d’un professionnel. Ses performances dans Une sale histoire de Jean Eustache ou dans La Comédie de Dieu de Joao César Monteiro sont inoubliables.
L’idole des jeunes
Jean Douchet avait aussi le goût de la jeunesse. Un goût qui lui a permis, vers 1963, de faire entrer Serge Daney et Louis Skorecki aux Cahiers du cinéma. Et qui l’a transformé, au fil des années, en une sorte de mentor pour d’autres jeunes cinéphiles qui allaient devenir cinéastes, par exemple, Arnaud Desplechin, François Ozon ou Xavier Beauvois, qui lui vouait une véritable affection filiale.
Après l’avoir beaucoup croisé tout au long de mes années passées aux Cahiers du cinéma (en gros, les années 1990), j’ai eu la chance de côtoyer Jean plus longuement, à l’occasion du tournage d’un documentaire que je lui avais consacré, Jean Douchet ou l’art d’Aimer (2012). Hormis le plaisir de bavarder avec lui, de lui faire raconter ses riches souvenirs où se côtoyaient, avec drôlerie, la plupart des cinéastes cités plus haut mais aussi, de mémoire, Robert Bresson ou Nicholas Ray, et de le mettre à contribution afin qu’il livre quelques analyses cruciales sur Vertigo, Vampyr de Dreyer ou même Melancholia de Lars von Trier, je garde le souvenir d’un personnage ô combien accessible, d’un homme qui aimait vraiment la vie, en particulier les restaurants étoilés et les grands crus, et qui fuyait les névroses et les passions tristes avec une gourmandise non dissimulée. Un aristocrate du cinéma tout simplement !
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