Au cœur d’une cité bétonnée, la vie quotidienne se déroule comme une tragédie antique, sublimée par la langue bouleversante de Fabrice Melquiot.
Seule et pourtant chorale, Rachida Brakni avance en bord de scène. Elle est la scène, le théâtre, le lieu de la réalité et de l’imaginaire le plus fou. La scène, dit-elle, représente son cœur. Ainsi, d’emblée, dès les premiers mots de l’actrice, on bascule dans cette étrange réalité partagée qu’est la fiction.
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On y plonge d’autant plus qu’immédiatement, par ses paroles, elle est totalement d’aujourd’hui. Pas d’hier. Pas de demain. Elle est là, dans un présent en tout point pour nous reconnaissable. Derrière elle, un immense cube de béton brut s’élève dans les cintres, et ce n’est pas un nouveau don de Jeff Koons à la nation française.
Ce n’est ni brillant ni acidulé, mais le mur d’une caverne sur laquelle, bientôt, vont se projeter les ombres des vies réelles des habitants de la cité dont elle barre l’accès.
Porosité au monde
Sur les traces de l’Enéide, Fabrice Melquiot, l’auteur de J’ai pris mon père sur mes épaules, emprunte la voie épique et mélodramatique pour dire sa porosité au monde qui l’entoure. Magnifiquement architecturée, son épopée s’élance entre les tours d’une cité où vivent Anissa, Enée, Roch, Grinch, Bakou, Céleste, Mourad, Betty. Le fantôme de Filip aussi.
L’immense tour de béton tourne sur elle-même – impressionnante et juste scénographie de Nicolas Marie – et dévoile l’un après l’autre les appartements et la vie des gens qui l’habitent. Au cœur de la cité, au cœur de la tour, il y a Roch (Philippe Torreton) et son fils. Roch vient d’apprendre qu’il a un cancer. Il demande à son fils de lui cuisiner un civet de lapin.
Au fil de la maladie, de la chimiothérapie, toute la vie ardente et intense qui lie les personnages entre eux va se déployer : le fils et le père qui aiment la même femme, les kebabs partagés en bas de l’immeuble, les incompréhensions amicales, les tatouages intempestifs pour se prouver que l’on est vivant, les rêves d’amour et les désirs d’envol…
Appartement-mouchoir de poche
Ouvragée, puisant à la source géographique ses mots d’aujourd’hui, sans qu’elle soit documentaire ou folklorique, la langue littéraire de Melquiot est bouleversante. Il trouve les mots justes et leur confère une légitime beauté. Les acteurs réunis par Arnaud Meunier, qui signe là une de ses plus inventives et émouvantes mises en scène (notamment une scène de fête déjà culte dans un appartement-mouchoir de poche), sont absolument, tragiquement remarquables :
Ce théâtre du peuple redonne toute leur dignité à ceux auxquels il s’adresse
Philippe Torreton, que l’on a peu l’habitude de voir affronter le répertoire contemporain et qui y excelle pourtant ; Rachida Brakni, le cœur et le chœur de ce spectacle ; et le fils, Maurin Ollès, le bien nommé Enée, celui qui portera d’un bout à l’autre de cette épopée son père sur ses épaules, est une révélation. Ce théâtre du peuple redonne toute leur dignité à ceux auxquels il s’adresse.
Ni populaire, ni populiste, ne cédant en rien aux trompettes de la facilité ou de la référence télé, ne pratiquant pas le clin d’œil complice, mais s’imposant dans toute sa sincérité, le théâtre que viennent d’inventer ensemble Melquiot et Meunier réjouit comme une fête à la vie célébrée.
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