Regarde les hommes blessés. L’Homme blessé est toujours aussi âpre, opaque à toute séduction, irréductible à toute classification, porté par le visage catatonique et le corps blême du jeune Jean-Hugues Anglade.
Aujourd’hui encore, treize ans après sa sortie, L’Homme blessé reste un film atypique dans le paysage du cinéma français. Le type même de l’œuvre que l’on peut examiner sous toutes les coutures sans arriver à la ranger quelque part, échappant à toute classification. « Je ne vois pas, explique Chéreau, à quelle tradition du cinéma français on pourrait rattacher L’Homme blessé. La seule référence qui m’a encouragé à penser que faire ce film n’était pas une folie totale, c’est Fassbinder. Tant et si bien qu’à un moment donné on a failli le faire en Allemagne. Mais rajouter la gare de Berlin, un certain réalisme du cinéma allemand à cette histoire, je n’ai pas eu envie. »
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Plusieurs questions avaient alors fusé à l’époque : s’agit-il d’un film sur l’homosexualité ou simplement sur une passion ? D’un film sur l’impuissance ? D’une variation autour du roman d’éducation ? Il est sans doute question de tout cela à la fois, et si L’Homme blessé a surpris estomaqué serait un mot plus approprié et continue de surprendre, c’est par son esthétique âpre, opaque à toute séduction, par l’absence de tout militantisme et par une manière de décrire un univers que l’on croyait réservée à une certaine tradition du cinéma et de la littérature américaine de Macadam cowboy à My own private Idaho, en passant par Cité de la nuit, le magnifique roman de John Rechy sur les prostitués masculins.
Les deux premiers films de Chéreau, La Chair de l’orchidée (une adaptation ésotérique et très singulière du roman de James Hadley Chase) et Judith Therpauve (qui traitait avec une lucidité extrême et toujours pertinente des difficultés d’un quotidien de province), n’annonçaient que très imparfaitement le visage blême et catatonique d’un Jean-Hugues Anglade habité, les chiottes d’une gare anonyme où se croisent gigolos à l’allure de petites frappes et hommes mûrs habillés de cachemire en quête d’émotions fortes, et un malaise général où des individus épanchent leur mal de vivre sans pouvoir en énoncer la raison. « Mon deuxième film aurait dû être L’Homme blessé. J’ai commencé à écrire un scénario tout seul avant de penser à Hervé Guibert, que je connaissais depuis le tournage de La Chair de l’orchidée. Il m’avait fait lire des nouvelles à l’époque il n’était pas connu, il avait seulement 19 ans et je me suis dit « Voilà un interlocuteur. » Mon problème n’était pas de savoir s’il serait ou non un grand écrivain. Je lui ai proposé de mettre en ordre mes notes et de collaborer sur ce scénario. On a travaillé jusqu’en 77. La même année, Simone Signoret m’a fait faire Judith Therpauve. Mais c’est en reprenant le projet de L’Homme blessé que j’ai eu l’impression de savoir ce que je voulais faire avec une caméra. »
A l’époque de sa sortie, Chéreau avait déclaré sur le ton du défi que L’Homme blessé était son premier film. Il ne parlait sans doute pas technique et maîtrise : il faut revoir les films de Chéreau, de La Chair de l’orchidée à La Reine Margot, à l’aune de L’Homme blessé, comme si ce mal de vivre que traîne comme une enclume l’adolescent interprété par Jean-Hugues Anglade se répandait aussi chez Judith Therpauve, la patronne de presse luttant bec et ongles pour son journal, ou Margot, reine manipulée dont le destin a été ratifié à l’avance.
« Est-ce que vous êtes heureux ? », demande à Jean-Hugues Anglade Roland Bertin, le docteur en mal d’émotions fortes une question à laquelle la plupart des personnages de Chéreau répondraient pas la négative. « Je connaissais Anglade depuis 1976, je l’ai vu très souvent. Un jour, son image s’est superposée à l’acteur que je cherchais car je n’en ai pas cherché d’autre. J’avais vu un film qu’il avait fait pour la télévision où il était absolument prodigieux, inouï d’émotion. Je me suis dit « Ce sera lui », bien qu’il n’eût pas du tout l’âge du rôle : il était beaucoup trop âgé, il avait 27 ans. J’ai triché, j’ai dit aux producteurs qu’il en avait 22, moyennant quoi je me suis attiré la réponse suivante : « C’est bien parce qu’il ne les fait pas ! » « La première fois que j’ai rencontré Chéreau à Nanterre, raconte Jean-Hugues Anglade, il allait voir pour la première fois Hervé Guibert pour travailler sur le projet de L’Homme blessé. C’est un drôle de hasard. J’ai commencé au cinéma avec un rôle difficile. J’étais assez excité par le projet, mais je ne savais pas du tout si j’allais être à la hauteur. Je doutais un peu à la place de Chéreau. Je n’avais aucune expérience au cinéma et ce personnage me faisait peur, il évoluait dans un monde très marginal qui m’était a priori étranger. J’étais très naïf par rapport à cet univers, que j’ai découvert au fur et à mesure, comme le personnage. L’Homme blessé est un film d’avant sida, qui a permis d’entrer dans cet univers sans censure d’ordre moral. On se poserait beaucoup plus de questions aujourd’hui. »
Il y a un parallèle à faire entre les amours de Margot et La Mole et la relation douloureuse, factice et meurtrière, entre Jean-Hugues Anglade et Vittorio Mezzogiorno à croire que l’enfer incarné par les arcanes souterrains d’une gare sans nom dans L’Homme blessé annonçait les rues de Paris ensanglantées par le massacre de la Saint-Barthélemy au milieu desquelles le regard d’Adjani croisait celui de Vincent Pérez. Chez Chéreau, les amoureux ne font pas risette : loin de toute atmosphère bucolique, ils prennent le plus souvent racine dans le fumier. « Le film s’appelait à l’origine L’Homme qui pleure car le personnage qui donnait son titre au film était cet homme, joué par Gérard Desarthe, qui attend sa maîtresse. Hervé en parle dans son dernier livre. On savait que le rôle de Gérard Desarthe perdait son importance au fil des différentes versions du scénario. Le titre L’Homme qui pleure perdait donc de sa pertinence. Après avoir visionné les rushes de la dernière scène, Hervé a vu ou revu dans sa bibliothèque une carte postale représentant un tableau de Courbet : un homme avec une chemise ouverte, du sang sur la poitrine. Il a trouvé que les lumières de ce tableau ressemblaient étonnamment au côté légèrement verdâtre et chaud des lumières de la dernière scène du film. Il a retourné la carte postale et il y avait marqué : « Gustave Courbet, autoportrait dit de L’Homme blessé ». L’Homme blessé est devenu un titre du coup beaucoup plus métaphorique. »
Il n’était sans doute pas évident de parler de L’Homme blessé en 83, ne serait-ce que parce qu’il s’attaquait frontalement à un thème, l’homosexualité, abordé le plus souvent de biais par le cinéma français. L’Homme blessé ne se détourne jamais de son sujet : Chéreau, au contraire, s’en empare en écartant délibérément le hors-champ. Lorsque le client magnifiquement interprété par Claude Berri emmène Anglade à l’hôtel, il lui demande de « montrer sa bite », une scène très forte mettant en valeur l’un des partis pris du film : montrer, et surtout ne rien cacher. Plus tard, chez le docteur, Anglade et Mezzogiorno simulent une fellation mais en montrant bien qu’il s’agit d’une feinte. Treize ans plus tard, cette force n’a toujours pas quitté le film, aucune de ses images ne s’est galvaudée ou dévaluée alors que, paradoxalement, l’homosexualité est devenue de plus en plus présente au cinéma, perdant son aspect sulfureux, soi-disant tabou, pour devenir ordinaire et s’inscrire tout simplement dans le quotidien.
L’Homme blessé est un film libéré et, surtout, incroyablement libre. Le personnage de Jean-Hugues Anglade possède une liberté de ton et de mouvement stupéfiante, gagnant en assurance de scène en scène, perdant de sa blancheur lunaire pour affirmer une maîtrise de ses gestes de plus en plus manifeste. L’Homme blessé est l’histoire d’un type qui apprend à respirer, à humer l’air à pleins poumons. Ce tour de force tient sans doute au fait que le film reste incroyablement ancré dans son époque, comme marqué du sceau de l’urgence, commencé au moment où le cinéma s’affranchissait de certains tabous ou non-dits et terminé juste avant que le sida ne fasse son apparition. Un film de contrebande, tourné à la sauvette, volé à une époque qui, pour des raisons opposées, aurait dû le vomir. « Il serait impensable de le faire aujourd’hui à cause du sida, explique Chéreau. Je n’imagine même pas le film aujourd’hui. Ce qui m’intéressait était la possibilité de malheur qu’il y a dans l’adolescence. L’adolescence est, dans mon souvenir, l’âge le plus effrayant qu’on puisse vivre. On découvre que c’est un vrai cauchemar de vivre et un état de solitude et de tristesse profonde. »
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