Depuis le début du mois de décembre, la plateforme de streaming musical suédoise fait le bilan de votre année et celui des artistes que vous écoutez. Un test de personnalité à échelle mondiale, partagé massivement sur les réseaux, qui réduit la musique à de simples considérations comptables.
C’est bientôt la fin de l’année, l’heure de faire les comptes et de tout bien ranger. Quel bon consommateur de produits musicaux enregistrés avons-nous été ? Et toi, l’artiste, combien avons-nous été à nous repaître de ta musique pour pas un rond ? Le savais-tu : ton dernier hit est le plus streamé de la playlist « J’aime prendre ma douche en chansons », t’es présent dans 50 pays (c’est 15 de plus que l’année dernière) et des types au Japon adorent ton single sorti en mai, celui où tu parles de ton confinement sur une nappe de synthé hypnotique imitant le souffle zen d’un bonze. T’es écouté de New York à Oasaka, mec. Un empire sur lequel le soleil ne se couche jamais.
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Depuis trois jours, ton nom s’affiche peut-être dans le top des titres que les utilisateur·rices de Spotify ont le plus écouté, posté par ces derniers en story sur Instagram. Le plus grand test de personnalité jamais réalisé à échelle mondiale, qui revient tous les ans avec, à chaque fois, un regard toujours plus précis et affûté sur nos habitudes de navigation sur ce service de streaming musical suédois – l’un des plus fréquentés dans ce secteur très concentré et dématérialisé. Il est question ici de volume et de performances : “Vous avez écouté 532 genres cette année, y compris 198 nouveaux !” Damn! Nous sommes des explorateurs éclectiques, des ethnologues, des Alan Lomax connectés ! Plus d’un genre musical découvert tous les deux jours, c’est pas mal. C’est plus qu’il n’y en aura jamais à la Médiathèque de Trappes. Heureusement, des types comme Geoff Barrow sont là pour s’en moquer (cliquez ici).
Susciter un engagement continu
Et toi, le musicos, heureux de constater que tes ballades indie-pop se hissent bon an, mal an dans le top 5 des morceaux préférés d’inconnus, tu repostes l’info avec des emojis “mains jointes” en mettant des cœurs animés qui battent à l’écran, avant de publier à ton tour tes propres statistiques, pas si mirobolantes en vrai – en tout cas, pas de quoi t’acheter une nouvelle douze cordes, surtout quand t’as pas pu te faire de cachet après l’annulation de ta tournée à cause d’un foutu virus qui a mis le monde sous scellé -, mais qui te permettront de maintenir vivant le lien qui te relie à ta “communauté” (offrant ainsi, gratos, une pub providentielle à Spotify). “Merci à nos fans du monde entier pour leur soutien cette année #SpotifyWrapped”, lâche ainsi New “Be A Rebel” Order sur Insta, avec un compteur bloqué à 172,9 millions de streams, 13,3 millions d’écoutes, 21,9 millions d’auditeurs, le tout dans 92 pays. C’est plus que toi, mais parle-t-on ici malgré tout d’une bonne perf ? On peut aussi s’en foutre, puisqu’il est surtout ici question “d’engagement” !
En juillet dernier, tandis qu’un large pan des musiciens de la planète jette un dernier œil au line-up des festivals où ils devaient se produire comme Vernon Subutex regarde, impassible, la porte de son appart claquer après le passage des huissiers, Daniel Ek – PDG de Spotify et Lex Luthor de l’industrie musicale -, se distingue par son empathie légendaire et sa froideur très cold-wave dans une interview accordée au site Musically. Il répond ainsi aux critiques visant la politique de rétribution, très basse, des royalties de sa société aux troubadours : “de toute évidence, certains artistes qui réussissaient bien dans le passé risquent de ne pas faire aussi bien dans ce paysage futur (celui du streaming, Ndlr), où il n’est plus possible d’enregistrer un album une fois tous les trois ou quatre ans en espérant que ce sera assez”. En résumé : faites comme Drake, lâchez tous les mois un Toosie Slide qui va générer plus d’un milliard de streams toutes plateformes confondues et arrêtez de vous plaindre. Si lui peut le faire, pourquoi pas vous ?
Il continue : “Les artistes qui s’y attellent aujourd’hui, ont compris qu’il s’agissait de susciter un engagement continu avec leurs fans. On parle ici de s’y mettre vraiment, de raconter une histoire autour de l’album et de conserver un dialogue constant avec tes fans”. Il n’est donc ici plus question de musique, mais de “storytelling”. La leçon a bien été assimilée, visiblement. Mais ce n’est pas fini ! Grand frère Ek en rajoute une dernière couche : “J’ai le sentiment, vraiment, que ceux qui n’arrivent pas à percer dans le streaming sont aussi ceux, principalement, qui veulent sortir de la musique comme on le faisait avant”. Les musiciens, ces vieux cons fétichistes : “j’ai l’impression d’être comme les agriculteurs qui se plaignent qu’ils n’arrivent plus à vendre leur lait. On va aller déverser des bennes de disques devant le ministère”, confiait Marietta – qui sortait cette année l’excellent Prazepam St. chez Born Bad Records -, dans un papier de Libé daté du 11 octobre, consacré au streaming. Pas une façon de “conserver un dialogue constant avec tes fans”, ça.
Des nouvelles normes d’écoute, dématérialisées, s’établissent depuis un moment maintenant (et on aura l’occasion d’en reparler, tout un tas d’alternatives à cela se mettent aussi en place), c’est pas une raison pour se laisser flatter par un algorithme qui nous estampille “avant-gardiste” parce qu’on a écouté le dernier album des Strokes avant qu’il n’atteigne 100.000 écoutes et qu’on aurait défriché les territoires inconnus du néo-psychédélisme.
“Vous n’êtes pas votre travail, vous n’êtes pas votre compte en banque, vous n’êtes pas votre voiture, vous n’êtes pas votre portefeuille”, disait Tyler Durden. Vous n’êtes pas non plus votre compte Spotify.
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