Dans son dernier disque « The Capitalist Blues », la Louisianaise d’adoption Leyla McCalla s’élève contre le système économique, la société de consommation et, en filigrane, la politique de Trump. Rencontre.
Ton dernier disque s’intitule The Capitalist Blues. Comment définirais-tu ce blues ?
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Leyla McCalla : Depuis quelques temps, je me sens telle une « cocotte minute ». La chanson The Capitalist Blues exprime la pression qui pèse sur mes épaules, sur ma carrière, sur ma vie. Elle désigne aussi le peu de soutien dont nous bénéficions aux États-Unis pour gérer ce poids. Le monde capitaliste, profondément injuste, régit nos vies. Certains tirent admirablement leur épingle du jeu, quand d’autres éprouvent d’insurmontables difficultés. Dans ce système économique, cette culture de la consommation et du gaspillage, où tout est considéré comme une marchandise, la majorité des êtres humains souffre. Forcément, cet univers influence tes décisions, ton art, ta vie-même.
En tant qu’artiste, ressens-tu particulièrement ces injustices ?
Oui, cruellement. Si je compare avec mon amie, elle aussi haïtienne, Mélissa Laveaux, qui réside en France, la situation des artistes chez vous se révèle nettement plus favorable qu’en Amérique du Nord. Ici, tout repose sur toi-même, sur ta seule volonté. Tu dois payer pour tout ; rien n’est gratuit. En Amérique, il y a de moins en moins de labels et de producteurs. En tant qu’artiste, tu nages à contre-courant de ce monde capitaliste.
Est-ce que ces difficultés s’accroissent avec la présidence de Donald Trump ?
Absolument. Dans les faits, pour l’instant, ce n’est pas flagrant, mais la rhétorique de Trump, hyper violente, divise le pays et cause de profonds dommages. A mon sens, le Président veut détruire la culture. Ainsi, lui et son équipe essaient d’abolir le National Endowment for the Arts (Créé en 1965, ce Fonds national pour les arts est une agence culturelle fédérale des USA, chargée d’aider les artistes et les institutions culturelles du pays NDLR). Ils estiment qu’il s’agit de dépenses déraisonnables dans le contexte actuel. Mais, a contrario, ils investissent de plus en plus d’argent dans l’armée, et pour les guerres sans fin dans lesquelles nous sommes engagés, en Irak ou en Afghanistan, par exemple. Je trouve cela sarcastique et dégoûtant. Trump et sa clique se contentent de protéger leurs intérêts privés en toute impunité. Par exemple, en ce qui concerne cette affaire de collusion entre la Russie et Trump révélée en 2016, les enquêtes lancées se révèlent hyper longues… Je suis pessimiste sur l’avenir.
Depuis huit ans, la Nouvelle Orléans s’impose comme ton terreau créatif. Comment pourrais-tu décrire cette ville ?
Je n’aurais jamais composé de musique ni trouvé ma voix, sans m’immerger dans cette ville unique. Pour moi, la Nouvelle Orléans reste le plus beau des cadeaux. Là, il règne cet esprit fort qui continue de m’appeler. Ici, je me sens 100% moi-même, connectée à mes racines… Je respire ! C’est une ville magique, qui oscille entre la pauvreté, la précarité et les excellentes vibrations. Et puis, l’endroit me connecte à ma culture haïtienne. Entre Haïti et la Nouvelle Orléans, surgissent beaucoup de similitudes : l’architecture, la nourriture, la façon de vivre, l’héritage de l’esclavage, du colonialisme… Et puis, bien sûr, il y a cette musique, partout et tout le temps, aussi essentielle que l’air qu’on respire ! Cette musique omniprésente change et influence de façon significative les relations sociales entre les gens.
Tu chantes en créole haïtien et ta musique révèle de nombreux métissages. Que signifie la créolité pour toi ?
Pour moi, la créolité décrit la réalité de ces personnes déracinées, qui évoluent dans un endroit, à mille lieues de leur racine. La langue créole, dans n’importe quel coin du globe, a été inventée par les esclaves pour survivre, pour communiquer entre eux, sans être compris par leurs propriétaires. En ce sens, le créole sera toujours une langue de résistance, celle qui te connecte à ton identité, à tes héritages, dans un univers de plus en plus mondialisé. C’est une partie importante de ce qui me construit. Elle explique ma place sur terre, et pourquoi j’existe. A travers elle, je me connecte à mes ancêtres. Et me tiens debout.
Tu es l’une des représentantes de la folk. Comment qualifierais-tu cette musique ?
La folk, c’est le terme générique pour désigner les musiques traditionnelles de n’importe quel pays du globe. Sur ce disque, j’ai écrit mes propres chansons, via un assemblage d’éléments traditionnels glanés entre Haïti et la Nouvelle Orléans. Pour moi, ces musiques folk connectent le passé et le présent. Elles racontent des histoires, des récits de vie qui retracent l’évolution de nos sociétés. Les artistes restent des témoins privilégiés. Je pense que la musique peut être utilisée à visée thérapeutique – pour combattre la dépression, pour éviter que les erreurs ne se reproduisent, pour se libérer du poids qui pèse sur nos épaules. Mais aussi pour garder des traces de l’histoire et pour documenter le monde.
Propos recueillis par Anne-Laure Lemancel
Leyla McCalla The Capitalist Blues (Discograph / Jazz Village)
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