Leader de Deerhunter, Bradford Cox se décrit lui-même comme “assez lugubre”. Discussion avec cet échalas déglingué alors que sort le huitième album du groupe, Why Hasn’t Everything Already Disappeared?
“Je ne crois pas au socialisme, ni au capitalisme. Je ne crois que dans le sperme.” Cela fait un petit quart d’heure que le grand échalas biscornu déblatère assis sur scène quand lui vient cette maxime aussi scabreuse qu’inattendue. Tout est pourtant parti de pas grand-chose, d’une bouteille d’eau de la marque Hépar, pas franchement du goût du chanteur. Pas grand-chose, mais suffisant pour tirer Bradford Cox du cours d’un concert sans filet ni setlist.
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La scène se passe à Paris, quelques jours après l’élection de François Hollande à l’Elysée, au début du mois de juin 2012. Lui qui est originaire du sud des Etats-Unis ne comprend pas ces Français qui viennent de porter au pouvoir un président “socialiste”. Maintenant que la gauche est à la tête du pays, les Français continuent-ils d’aller travailler ou reçoivent-ils une rente de la part de l’Etat ?
Une sorte de Ziggy Stardust pour film d’épouvante
A l’époque, le chanteur de Deerhunter est coutumier de ce genre de sorties. Cela fait alors deux ans qu’il flotte dans une situation inconfortable. Venus d’Atlanta, loin des circuits établis du rock indépendant américain, Bradford Cox et ses acolytes se retrouvent intronisés, à leur insu, chefs de file d’une scène qui retrouve le goût des expérimentations.
La faute à Halcyon Digest, cinquième album au son immaculé qui lui garantit le statut de classique instantané, mais qui tranche avec le reste de la turbulente discographie du groupe. D’autant qu’en 2012, la vie personnelle du chanteur, nocturne et alcoolisée, est chaotique. Alors, il se crée un personnage flamboyant, sorte de Ziggy Stardust pour film d’épouvante. “Je suis un trouillard d’estropié qui brille dans la nuit”, chantera-t-il sur Monomania, l’album suivant. La polémique, l’horreur et les outrances comme bouclier.
La rage a laissé place à la résignation et au désespoir
En interview, il évoque souvent son sexe, et parfois même comment baiser une pauvre Lana Del Rey en haut d’un crucifix. Sur internet, il est partout, tout le temps – quand bien même ce n’est pas lui qui a écrit les quelques chansons les plus connues du groupe (Nothing Ever Happened, composée par le duo rythmique Josh Fauver/Moses Archuleta, ou la pop ensorcelée de son taiseux ami d’enfance, Lockett Pundt, sur Desire Lines et Agoraphobia). Mais à trop jouer au plus con avec une machine médiatique qui n’aime rien tant que les excentriques, le piège se referme sur lui.
Des choses très moches me sont arrivées au début des années 2010 – Bradford Cox
“Personne n’a compris ce que je faisais ! Je ne trollais pas, explique-t-il aujourd’hui. J’essayais simplement de m’exprimer.” A présent âgé de 36 ans, la tête pensante de Deerhunter semble presque assagie lors de notre discussion après la sortie, le 18 janvier, du huitième album du groupe, Why Hasn’t Everything Already Disappeared? Sur ce disque, la rage a laissé place à la résignation et au désespoir. “Je suis quelqu’un d’assez lugubre”, concède-t-il, comme si nous en doutions encore. Jamais perçu comme des boute-en-train, le groupe de l’Etat de Géorgie a définitivement basculé dans un complet pessimisme après sa période charnière du début des années 2010. “Des choses très moches me sont arrivées à cette époque”, confie le chanteur, sans plus d’explications.
Disserter sur n’importe quel sujet, tant que ce n’est pas trop personnel
Bradford Cox est un drôle de bonhomme, souvent décrit comme difficile à interviewer. La dernière fois que Les Inrocks lui avaient parlé, cela s’était presque terminé par des insultes. Cette fois, nous avions un quart d’heure. Cela a duré quarante-cinq minutes bien que la montre de Bradford, de l’autre côté de l’Atlantique, affichât quatre heures du matin. Il peut disserter seul pendant de longues minutes sur n’importe quel sujet (l’état du rock indépendant, les trolls, internet…), tant que ce n’est pas trop personnel.
Ecrire et enregistrer l’album, c’est la partie drôle – Bradford Cox
Dès qu’il s’agit de lui ou d’explications à propos de son nouvel album, le musicien est bien plus rétif. Ses confessions les plus impudiques sont des bouts de phrases lâchés de manière anodine. “J’ai toujours pensé que j’étais quelqu’un d’ennuyeux.” Il n’est d’ailleurs pas très heureux de devoir assurer le service après-vente : “Ecrire et enregistrer l’album, c’est la partie drôle. Le sortir c’est… pfff, je ne veux pas discuter de ce genre de merdes. C’est un peu comme le sexe, tu n’as pas trop envie d’en parler après. Tu veux passer à autre chose. Mais ça n’a rien à voir avec l’album lui-même. J’en suis très fier.”
Des chansons délestées de la fureur d’antan
Suite d’un cycle ouvert au lendemain d’Halcyon Digest, celui d’une recherche de la laideur comme exutoire à l’époque, le disque est pourtant l’une des œuvres les plus accueillantes du groupe. Délestées de la fureur d’antan et de leurs nombreux effets, les chansons de Deerhunter se font – si l’on ne fait pas trop attention aux paroles – bienveillantes. Une expérimentation modeste et artisanale, quelque part entre la période berlinoise de Bowie et les premiers enregistrements du folklore des Etats-Unis.
Cette dernière référence surprend le chanteur. “Pour moi, cet album est très industriel. Pas au sens de ‘musique industrielle’, mais plutôt dans celui de l’usine, de machines laides. La batterie n’est pas belle. Elle est brutale, très peu ornée. Une grande partie de ma vie, j’ai étudié la musique folklorique des XIXe et XXe siècles. Les enregistrements d’Alan Lomax, par exemple. C’est une musique très romantique, très humaine. Notre album est à l’opposé du romantisme.”
Bradford Cox et la faucheuse
Depuis longtemps, pourtant, ses chansons partagent avec celles de ses aînés les mythes du vieux Sud des Etats-Unis, peuplés de gueules fracassées et de fantômes grotesques. La faucheuse a un compte à régler avec Bradford Cox, dont le corps ravagé par une maladie génétique n’aurait jamais dû lui permettre de passer les 30 ans. Alors, comme vexée de ne pas avoir su le garder pour elle, la mort le poursuit inexorablement.
Elle lui a déjà pris deux bassistes, Justin Bosworth, en 2004 après un accident de skate, puis, il y a quelques mois, Josh Fauver, des suites d’une maladie. Ces spectres hantent la musique de Deerhunter, accompagnés de celui de Jay Reatard (He Would Have Laughed, sur Halcyon Digest) et plus récemment rejoints sur Why Hasn’t Everything Already Disappeared? par celui de la députée britannique Jo Cox, assassinée en 2016 par un détraqué d’extrême droite (la chanson No One’s Sleeping).
Des espaces de liberté
Pour s’en extraire, Bradford Cox et Deerhunter n’ont eu de cesse de chercher un espace de liberté. D’abord dans les marges. “A l’époque de notre deuxième album, Cryptograms, nous jouions parfois uniquement la chanson White Ink, une suite de boucles de bruits blancs, comme des miroirs qui se réfléchiraient encore et encore, pendant quarante-cinq minutes. Et le concert d’après nous faisions quelque chose de différent, comme des reprises très rapides des Ramones.” On sent poindre dans sa voix une certaine nostalgie pour ces années de naïveté, où il traînait parfois sur scène sa grande carcasse recouverte de faux sang. Cox rejette cette idée.
Stakhanovistes, les membres du groupe prennent l’habitude de publier un disque par an entre 2007 et 2011, ensemble ou en solo sous l’alias Atlas Sound en ce qui concerne Bradford Cox, et sous celui de Lotus Plaza pour Lockett Pundt. A cela, s’ajoute un tas de demos mises en ligne sur le site du groupe. Quand Microcastle, troisième disque de Deerhunter, le premier à vraiment attirer la lumière, fuite plusieurs mois avant sa sortie, la bande retourne en studio pour composer Weird Era Cont., fausse suite qui le surpasse peut-être.
La personnalité polarisante de Bradford Cox
Cette effervescence prend fin en 2013, quand le groupe assène un grand coup de pied dans la gueule de ses contempteurs avec Monomania. “C’est le meilleur album que nous n’ayons jamais enregistré. Il est exactement comment il devait être.” Ses chansons, garage, pop, horrifiques, sont enregistrées comme l’on graverait avec ses incisives des incantations sur la surface d’un tableau noir. “Si j’étais un réalisateur, ce serait mon film ayant eu le moins de succès, mais le plus accompli d’un point de vue artistique.” D’autant plus que la personnalité si polarisante de l’Américain finit par gâcher la réception et la compréhension de sa musique.
Pourquoi les gens pensent-ils encore qu’il y a un futur ? – Bradford Cox
Il le reconnaît volontiers au sujet de Fading Frontier, le septième disque du groupe publié en 2015. Au moment de l’enregistrer, Bradford Cox est renversé par une voiture. Il doit rester alité plusieurs mois. “Les gens n’ont pas saisi que ce disque était bien plus sombre que ce qu’on leur disait. Les journalistes ont raconté que l’album se résumait à ‘oh, Bradford a été renversé par une voiture’. Ce sont des conneries : il n’y a qu’à voir le titre, Fading Frontier. La frontière qui s’estompe, c’est le futur qui se décompose. Et ce nouveau disque, Why Hasn’t Everything Already Disappeared? dit ‘mais pourquoi tout ne s’est-il pas déjà dissous ?’ Pourquoi la frontière ne s’est-elle pas estompée encore davantage ? Pourquoi les gens pensent-ils encore qu’il y a un futur ? Evidemment, tout le monde va dire ‘mon Dieu, ce que tu es négatif’, mais bon, je n’ai jamais promis d’écrire des tubes enjoués. Nous ne sommes pas ce type de groupe. Si tu veux ça, va écouter Tame Impala ou ce genre de musique de merde qui parle de baiser de meufs.”
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