Dans « Poupée russe », une femme revit en boucle, mais avec toutes sortes de variations, le moment de sa mort. Un sommet de virtuosité narrative au service d’une vraie profondeur existentielle.
Nous traversons l’ère du trop-plein. Près de cinq cents saisons de séries (495 exactement en 2018) sont produites chaque année aux Etats-Unis, chiffre certifié par la chaîne FX et son boss John Landgraf, qui a même trouvé un nom à ce phénomène parfois suffoquant : la “Peak TV” (“peak” veut dire sommet en anglais). Soit la victoire ultime de la masse de “contenus” dans laquelle nous sommes quelques millions à nous perdre.
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Selon Landgraf, la bulle pourrait exploser et les séries devenir majoritairement nulles, tout juste bonnes à remplir les tubes et les plate-formes de streaming. Nous verrons bien. Mais en attendant l’apocalypse, on ne se privera pas de profiter des bons moments. Parmi les délices relevant de cet afflux constant d’images en mouvement, se trouve la possibilité de dénicher d’étonnantes propositions formelles et narratives. Certaines d’entre elles auraient autrefois péniblement trouvé leur place dans le giron du cinéma indépendant, mais s’épanouissent, ici et maintenant, sur un écran plus petit et plus proche.
La dream team
Poupée russe (Russian Doll) est la création de trois femmes : Natasha Lyonne (actrice d’Orange Is the New Black), qui tient également le rôle principal, Amy Poehler, productrice, et Leslye Headland, qui a coécrit la majorité des huit épisodes de trente minutes et en réalise certains. Jamie Babbit, proche de Lyonne depuis la comédie lesbienne But I’m a Cheerleader (1999), tient elle aussi la caméra.
Ce n’est plus une nouveauté absolue, mais Poupée russe fait partie de ces séries – comme la regrettée I Love Dick – qui privilégient un regard féminin, et queer si affinités, dans la salle d’écriture ainsi que sur le plateau. On y entend en toute logique ce genre de réplique : “Je ne sais pas pourquoi l’anal est toujours tabou chez les mecs hétéros, ça en devient presque parodique à ce point-là.”
La phrase est lancée dans un contexte particulier, celui d’une soirée vaguement décadente où Nadia fête son trente-sixième anniversaire. Très vite, on constate que sa vie déconne sérieusement, car cette rousse à la chevelure monumentale meurt tout le temps et se retrouve à chaque fois devant le miroir, dans les toilettes de cette soirée, à se demander ce qu’elle fout là.
Un jour sans fin
Qu’est-ce que cela impliquerait de se regarder en face, pour de vrai, sans détourner le regard ? Ce serait difficile, comme la vie éternellement finie de Nadia, errant dans les rues de New York comme échappée d’Un jour sans fin – comédie sophistiquée séminale de Harold Ramis avec Bill Murray, sortie en 1993. L’introspection sert donc de fil. Chaque soir, elle essaie de comprendre comment, et surtout pourquoi, elle meurt. De quelles façons éviter cette punition ? Quels stratagèmes, aussi, pour avoir vraiment envie de vivre ?
Nadia s’imprime, sa quête à la fois drôle, contemporaine et mélancolique, travaille nos nerfs.
Avec une prestance de tous les instants, Natasha Lyonne joue cette femme perdue dans la vie d’adulte comme la Alice de Lewis Carroll était perdue dans l’enfance. On peut reprocher par moment à l’actrice d’en faire un peu trop et de frôler l’abattage, mais à force de la regarder, quelque chose glisse sur toute tentative de la critiquer. C’est le pouvoir des bonnes séries, cet art de la persistance qui capte, tôt ou tard, le regard et ne le lâche plus. Nadia s’imprime, sa quête à la fois drôle, contemporaine et mélancolique, travaille nos nerfs.
Poupée russe vaut d’autant plus la peine de passer une poignée d’heures les yeux fixés sur l’écran qu’elle s’épaissit et devient encore meilleure au fur et à mesure des épisodes. Très vite, une rencontre décisive se trame (que nous ne spoilerons pas). Moins vite, un souvenir décisif s’incruste (que nous ne spoilerons pas non plus). Il s’agira de revenir au point de départ, au moment où tout s’est écroulé pour Nadia, cette femme en pièces, cette femme démontable, poupée russe évidemment. Au bout d’un certain temps, Poupée russe évoque tout aussi bien les fantaisies émouvantes de The Good Place que les abîmes métaphysiques de Lost, en version dépenaillée et bordélique, avec une touche involontaire de The Haunting of Hill House. Un étrange mélange dont on sort revigoré, avec la certitude que toutes les histoires sont encore racontables.
Poupée russe de Leslye Headland, Natasha Lyonne, Amy Poehler, avec Greta Lee, Elizabeth Ashley, Natasha Lyonne, Charlie Barnett. Saison 1 disponible sur Netflix
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