Le Centre Pompidou consacre une importante rétrospective à Vasarely, figure centrale de l’Optical Art. Désireux d’abolir la frontière entre art et vie, il s’emploie, dans les années 1960-1970, à diffuser massivement ses œuvres. Histoire d’un précurseur qui manifesta “une très grande conscience des médias et de la cybernétique”.
En juin 1977, David Bowie se rend à Annet-sur-Marne. Dans cette petite bourgade à quarante de kilomètres de Paris travaille l’un des autres grands artistes de l’époque. Celui-ci ne chante pas, il peint, mais s’est taillé une réputation de star presque tout aussi rutilante. Son nom : Victor Vasarely. Le premier a 30 ans, le second 71 ans. Les deux hommes ne se connaissent pas encore, ou du moins pas personnellement.
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Et pourtant, Bowie lui est redevable : la puissance visuelle de Space Oddity, il la lui doit. Sorti en 1969, l’album le consacre auprès du public. Sur la pochette, son portrait léonin shooté par Vernon Dewhurst se détache d’un motif de pois bleus sur fond vert. Binarité des couleurs, géométrisme strict et déformation ondulatoire, ici amenée par l’effet de dégradé : pas de doute, la formule est signée, c’est du Vasarely. La commande, cependant, ne répond pas entièrement aux cadres standard de la collaboration entre un musicien et un plasticien.
Le vocabulaire géométrique de l’Optical Art
A vrai dire, ce n’en est pas une du tout. En 1969, David Bowie vient de signer chez Mercury Records. C’est dans le bureau de Calvin Mark Lee, directeur artistique du label, qu’il découvre une série de posters qui l’introduisent au vocabulaire géométrique de l’Op Art (pour Optical Art). Depuis quelques années, ces “jeux hallucinants” qui croisent abstraction géométrique et illusions d’optique sont partout. Vasarely en est l’inventeur et le chef de file, ainsi que la figure la plus visible et la plus médiatique.
Des magazines de décoration aux shootings de mode, des plateaux de télévision aux bâtiments publics : les années 1960-1970 vivent, pensent et rêvent en Vasarely. “On vend du Vasarely au mètre dans les grands magasins”, constatera en 1966 une journaliste du Nouvel Observateur. Lorsque Calvin Mark Lee et Bowie décident de concert de reprendre le motif pour la pochette de Space Oddity, Vasarely n’a pas été impliqué dans la création. Il ne bronche pas : cela fait longtemps qu’il a renoncé à cette marotte petite-bourgeoise qu’est la signature individuelle. Il voit plus grand que la propriété intellectuelle, désire contaminer l’humanité entière de ses losanges, carrés, cercles, trames et dégradés. A cette fin, il encourage la diffusion de son œuvre sur tous types de supports. Son art se doit d’être accessible à tous, de Bowie au travailleur d’usine.
Les œuvres évoquent mutations cellulaires ou pulsations cosmiques
A l’époque de sa gloire, Vasarely a déjà la soixantaine. L’abstraction, il y est pourtant venu il y a déjà vingt ans. Au printemps 1950, il inaugure sa première exposition de peintures abstraites à la galerie Denise René à Paris. Il ne vend rien. Mais prophétise déjà : “Je m’en irai seul à la conquête des dimensions supérieures. Dans dix ans, la rupture sera totale.” Il voit juste. En 1965, New York gratifie d’une exposition-manifeste les recherches sur le mouvement et la perception qui essaiment alors.
Ce sera The Responsive Eye au Museum of Modern Art de New York. Prenant la mesure de la déferlante à venir, le curateur William C. Seitz réunit 99 artistes de quinze pays. Avec Joseph Albers, dont l’influence est alors considérable aux Etats-Unis, Vasarely est l’artiste le plus représenté – aux côtés notamment de Bridget Riley, François Morellet, Julio Le Parc, Frank Stella ou Ellsworth Kelly. Dès lors, il sera considéré comme le père de l’Op Art. Après les premières œuvres en noir et blanc, il travaille à des toiles colorées qui évoquent des mutations cellulaires ou des pulsations cosmiques. Les bases de son vocabulaire sont désormais en place.
Le Bauhaus ? Les cercles de Montparnasse en ont à peine entendu parler
Ces quelques jalons de l’histoire de l’art ne font cependant qu’effleurer la surface du système Vasarely, dont les ambitions ne s’arrêtent pas à l’estime de ses pairs – bien au contraire. Pour vraiment comprendre l’idée de l’art comme “trésor commun” qui l’anime, il faut encore remonter en arrière. Né Gyözö Vásárhelyi en 1906 en Hongrie, il grandit au sein d’un pays qui se déchire. Alors qu’il est encore enfant, sa ville natale, Pöstyén, est rattachée à la Tchécoslovaquie. Sa famille est contrainte de déménager à Budapest – dans cette capitale qui n’en semblait pas une, “sans travail, coupée de l’Autriche, donc de l’Occident, toute l’intelligentsia sombrait dans le désespoir”, se souviendra-t-il.
Il veut étudier la médecine, mais se voit contraint de rentrer dans une école d’arts appliqués. L’influence du Bauhaus y est encore incandescente, et le jeune Vasarely découvre Kandinsky, Malévitch ou Lissitzky. Ses premiers deniers en poche, il s’installe à Paris en 1930. Ses débuts se feront dans la publicité. A son arrivée, il s’étonne de l’écart entre sa culture artistique et celle qu’il y découvre. Les cercles de Montparnasse ne jurent que par Braque, Picasso ou Matisse. Le Bauhaus ? Ils en ont à peine entendu parler.
L’idéal politique d’une création plastique soluble dans la vie ordinaire
Chez lui néanmoins, ces influences seront déterminantes. Parce qu’il s’est formé à la publicité et sous les auspices du Bauhaus, il est habité par l’idéal politique d’une création plastique soluble dans la vie ordinaire. Les produits dérivés Vasarely, les posters et les pochettes de disques, font partie intégrante de son œuvre. Elles sont les preuves de réussite de son programme, et non de simples aléas de parcours.
De fait, la rétrospective que lui consacre depuis le 6 février le Centre Pompidou l’annonce dès le titre : Vasarely, c’est “le partage des formes”. “La diffusion sociale qu’il appelle de ses vœux prolonge les vieux rêves du Bauhaus et des suprémacistes qui ont entre-temps été mis en pause. Dès le début du siècle, dans les années 1920, ceux-ci souhaitent déjà abolir la frontière entre l’art et la vie, entre le grand art et les arts appliqués”, explique Michel Gauthier. Conservateur au musée national d’Art moderne, il partage le commissariat de la rétrospective avec Arnauld Pierre, professeur en histoire de l’art à la Sorbonne. “Formellement pourtant, il s’éloigne des avant-gardes. Notre thèse, à Arnauld Pierre et moi-même, serait même de dire qu’il incarne un moment maniériste de l’abstraction géométrique. En quelque sorte, il est à Malévitch ce que Pontormo est à Raphaël. Il n’empêche qu’à travers lui, le projet des avant-gardes va se réaliser, car le contexte de la révolution industrielle le rend enfin possible.”
Renault, RTL, Montparnasse, une cité du bonheur : Vasarely conquiert l’espace
L’un des meilleurs exemples est sans conteste l’alliance qu’il noue avec le capitalisme d’Etat par l’entremise de l’un de ses fleurons. En 1972, la régie Renault lui confie la conception d’une nouvelle version du losange qui sert de logo à la marque. Aidé de son fils Yvaral, il en imagine une version épurée, qui restera en usage sur les capots jusqu’en 1992 : le nom disparaît du logo, le losange s’anime et se contorsionne sous l’effet de stries parallèles. Pour le réfectoire de la régie, il concevra également des parois frappées de son motif de pois colorés. Michel Gauthier le souligne : “La forme efficace, c’est aussi la forme utile.”
La même année, il habille la façade des studios parisiens de RTL de lames métalliques. Un an auparavant, il réalise deux peintures murales dans le hall de la gare Montparnasse – rénovées cette année. Parmi les réalisations architecturales, il y a également la salle à manger du siège social de la Deutsche Bundesbank à Francfort-sur-le-Main (les éléments ont été prêtés au Centre Pompidou pour la rétrospective) et bien sûr sa Fondation à Aix-en-Provence, peut-être l’une de ses réalisations les plus spectaculaires ainsi qu’un prototype pour l’un de ses projets pharaoniques : une Cité du bonheur, inspirée du modèle corbuséen.
Bi-forme, Panneaux de verre gravé et socle en métal, 1962
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— Centre Pompidou (@CentrePompidou) 21 janvier 2018
Certes, Vasarely veut conquérir l’univers. Mais pour cela, ses réalisations n’ont pas forcément besoin d’être monumentales. Dès les années 1950, il a compris que l’avenir se jouait dans la dématérialisation et les nouveaux systèmes de communication. Arnauld Pierre l’explique : “Avant même que Marshall McLuhan ne parle de ‘village global’, Vasarely désire déjà inventer la langue visuelle de la civilisation mondiale à venir. En 1959, il dépose le principe d’un alphabet visuel composé d’unités plastiques. En réalité, il s’agit plutôt d’un code. Dès le milieu des années 1950, il emploie le noir et blanc parce qu’il correspond au langage binaire. Il avait une très grande conscience des médias et de la cybernétique, et travaillera même un an avec IBM en 1968.”
Un nouvel “espéranto visuel”
Ce qu’il désire pour ses œuvres, plus que la monumentalité, c’est l’ubiquité. En attendant l’avènement d’un nouvel “espéranto visuel”, il pénètre les foyers des Français par l’entremise du boîtier télévisuel. “En 1971, Jacqueline Baudrier, la grande journaliste télé française de l’époque, lance une nouvelle émission d’information intitulée Le Troisième Œil. Le générique est conçu par Vasarely, et elle ouvre le premier numéro de son émission en déclarant la placer sous son œil. C’est comme si, aujourd’hui, Anne-Sophie Lapix se plaçait sous le signe de Pierre Huyghe ou de Philippe Parreno – autant dire que ça semble inconcevable !”, s’amuse Michel Gauthier.
Il a pourtant fallu attendre près d’un demi-siècle pour qu’une grande institution parisienne daigne à nouveau s’intéresser à lui. La dernière exposition eut lieu en 1963 au musée des Arts décoratifs, de son vivant donc – il disparaît en 1997. Trop vu, Vasarely ? Certainement. “Nos prédécesseurs ont voulu travailler sur l’art américain des années 1950-1960. Vasarely a été remisé au placard avec toutes les vieilleries qui étaient le signe d’une époque révolue, celle des Trente Glorieuses. Idéologiquement, on était passé à autre chose”, estime Arnauld Pierre. De son côté, Michel Gauthier concède qu’“il a tellement essayé d’exister en dehors des musées qu’ils le lui ont fait payer”.
Vous l’avez déjà vu (sans le voir).
Savez-vous qui est à l’origine de ce portrait de Georges Pompidou, suspendu dans le Forum ? Indice 1: on le surnomme le père de l’op’ art. Indice 2: nous lui consacrons une expo dès le 6 février ????https://t.co/Zh9cpS6T0K#CentrePompidou pic.twitter.com/SH2TpjoG3k
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Depuis une petite dizaine d’années cependant, un retour de l’art optico-cinétique se profile, enclenché à Paris avec les 4 000 mètres carrés de l’exposition collective Dynamo au Grand Palais à l’été 2013. Réintégrer Vasarely au cœur de l’institution garante du bon goût (et pas seulement dans le hall de Beaubourg, où il signe le portrait de Georges Pompidou qui y est suspendu) est un symbole fort. De nature, espérons-le, à ranimer ses ambitions d’un art à la portée de tous autant que d’une communication harmonieuse entre les peuples, tout en démontrant également les errements de la planification technocratique des futurs radieux.
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