Ils disent vouloir “aider les étrangers et les pauvres” mais louent des logements indignes, sans bail ni assurance, à des tarifs indécents. En banlieue parisienne, les marchands de sommeil prolifèrent plus que jamais sur le terreau de la détresse sociale et migratoire.
Les cages d’escalier sentent l’urine et des sacs plastique pendent des arbres. Aucun ascenseur ne fonctionne depuis quatre ans. Pourtant chaque fin de mois, monsieur C., 80 ans, vient récupérer son magot dans la cité du Chêne-Pointu, cette immense copropriété de 1 600 logements installée sur un terrain en dévers de Clichy-sous-Bois. Le dos courbé, il grimpe une par une les marches de la dizaine d’étages du bâtiment 7, hall B, pour empocher son loyer : 900 euros par mois pour un 53 mètres carrés, soit 300 euros de plus que le prix du marché et en liquide, s’il vous plaît.
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« C’est pas grave de mettre plusieurs familles dans le même appartement »
Aux yeux des autres habitants de la cité, monsieur C. passe pour un homme généreux, très présent dans la vie associative. Dans les couloirs, au foyer, il répète souvent les mêmes phrases :
“Je veux aider les étrangers et les pauvres à trouver un logement. Et puis, c’est pas grave de mettre plusieurs familles dans le même appartement, tant qu’elles sont de la même ethnie.”
Monsieur C. a donc investi, il a créé une SCI (société civile immobilière), acheté des dizaines d’appartements aux enchères pour les sous-louer à des personnes pauvres, sans bail, sans assurance et dans des conditions d’hygiène douteuses. Monsieur C. est marchand de sommeil. La justice vient de le condamner à trois ans de prison ferme.
Il n’est pas le seul à oeuvrer au Chêne-Pointu. “On a dénoncé une vingtaine de propriétaires abusifs en deux ans”, explique Hanane, de l’association Redresser ensemble le Chêne-Pointu. Depuis 2010, cette jeune femme de 33 ans traque les logements indignes de la cité et soutient les familles qui ont peur de dénoncer les propriétaires. “Ça a commencé avec monsieur A., qui fut le premier condamné. Mais il a fui au Sénégal et sa soeur a pris le relais : tous les mois, elle continue à encaisser 550 euros par chambre.” Monsieur A., sa spécialité à lui, c’est d’escroquer ses compatriotes, des Sénégalais parfois sans papiers qui arrivent par le biais de son réseau. Comme il le dit si bien, lui aussi “les aide”.
Depuis deux ans, la liste des propriétaires abusifs au Chêne-Pointu s’allonge. Chacun a sa technique. Certains demandent un an de loyer d’avance, d’autres usent du mensonge et du chantage. Comme cette propriétaire retraitée de Gennevilliers qui se fait passer pour une paraplégique.
“La nuit, elle se lève de son fauteuil et elle marche ! Elle héberge trois jeunes adultes dans un taudis sans fenêtre de trente mètres carrés et leur coupe l’eau dès qu’ils demandent un truc. On vient de les évacuer d’urgence. Ce sont les services sociaux qui nous ont alertés”, raconte, horrifiée, Martine Monsel, adjointe au logement de Gennevilliers, qui lutte depuis dix ans contre l’habitat indigne.
« Chaque lit était loué trois fois par vingt-quatre heures »
Le fléau remonte aux années 1980, selon elle. Dans son bureau de la mairie de cette ville communiste des Hauts-de-Seine, entourée d’une irrésistible odeur de tabac, l’adjointe se souvient : “Les bassins de production industrielle ont connu des arrivées importantes de travailleurs d’origine étrangère, pour la plupart marocains. Ils débarquaient par charters entiers qu’affrétaient leurs employeurs à la recherche d’une main-d’oeuvre bon marché. C’est là que sont apparus les ancêtres du logement indigne : les hôtels garnis et leurs lits toujours chauds.” Elle tire une dernière latte sur sa cigarette : “J’en ai vu un en 1991. Chaque lit était loué trois fois par vingt-quatre heures, la reproduction des 3 x 8 de l’usine”, se souvient l’adjointe en écrasant son mégot.
Aujourd’hui, les communes recensent en moyenne 5% de logements indignes : caves, campings, bidonvilles ou taudis infâmes. Les “locataires” y vivent sans chauffage, sans électricité, sans eau et parfois même sans fenêtres, à des tarifs indécents. “Devant une offre de logements insuffisante, les gens acceptent pour ne pas se retrouver à la rue”, témoigne Hanane, qui a vu défiler des centaines de dossiers, et pas seulement des familles de douze personnes.
D’après les estimations, à Gennevilliers, cela concerne surtout des familles de deux enfants et des personnes âgées d’origine étrangère. Des familles pauvres, des sans-papiers, des gens qui ont du mal à obtenir un contrat de location parce qu’ils ne peuvent pas donner aux propriétaires des garanties suffisantes (salaire, caution…). A l’exception de Martine Monsel et de sa mairie, qui organisent des “murages sauvages” pour défier les échéances de la justice (il faut un an pour condamner un marchand de sommeil), les communes s’attaquent peu à la traque des proprios salauds. Annie Pourre, du Dal (Droit au logement), donne l’explication :
“Quand la commune ne peut pas répondre à une demande de logement, les marchands de sommeil, ça fait tampon. Sans compter qu’après la dénonciation il y a l’obligation pour la commune ou pour les collectivités de reloger ces personnes, du coup jetées à la rue.”
« Comme certains virus, ils ont la mutation facile »
Ce système pernicieux s’est donc développé dans les villes, les banlieues mais aussi dans le monde rural. Les propriétaires indélicats prolifèrent et évoluent au gré des lois et du marché. “Avant, t’avais l’hôtel insalubre, maintenant ils s’incrustent au sein des copropriétés et achètent à quatre ou cinq. Ils montent des SCI, ils louent aux jeunes.” Annie Pourre ajoute en soupirant : “Ils se renouvellent d’eux-mêmes, comme certains virus, ils ont la mutation facile.”
La nouvelle tendance au Chêne- Pointu, c’est l’achat à plusieurs de logements divisés en chambres, louées chacune 250 euros à de jeunes travailleurs ou à des étudiants. Cela leur rapporte 1 000 euros par mois pour un cinquante mètres carrés sans bail, sans assurance. Baignoire rouillée sur le palier, le 10e gauche du bâtiment 4 répond à ces critères. Personne n’ouvre. “L’appartement est vide”, assure le propriétaire au téléphone. Pourtant, quelques jours plus tôt, une équipe de télévision a filmé les quatre jeunes travailleurs qui vivent là.
“Ce monsieur était pourtant très impliqué dans la copropriété, nous chuchote-t-on dans les couloirs. Il est parti vivre à Meudon. Pour assurer son nouveau loyer, plus élevé, lui aussi est devenu marchand de sommeil. Il dit aider les jeunes.”
Au-delà de l’immoralité du système, ces personnes contribuent à l’insalubrité des banlieues : elles ne paient pas les charges, du coup les autres non plus. Au Chêne-Pointu, Hanane est dépitée : “Il n’y a plus qu’une moitié des habitants qui s’acquittent des charges. Tous les gens honnêtes ont envie de partir.”
Dans les vingt-quatre bâtiments de dix étages de la cité du Chêne-Pointu, pas un seul ascenseur ne fonctionne. “On n’a pas d’argent pour les réparer.” Conséquence : les marches de l’escalier sont fissurées. A chaque pas, elles émettent un craquement sec, à chaque pas on se dit que tout va s’écrouler. Le DAL propose une solution : “Ça demande juste une dynamique politique, le lancement d’une campagne de fond, comme pour le sida. Ainsi on permettrait aux gens de ne pas rester isolés, coincés dans une situation qu’ils ont acceptée au départ faute de tout autre solution.”
On pourra aussi relire Les Misérables de Victor Hugo et retenir la morale de cette histoire : ne faites pas toujours confiance aux gens qui prétendent vous aider.
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