Avec Tarnac, Magasin Général, David Dufresne, ancien journaliste de Libération puis de Médiapart, a livré en mars 2012 le fruit de trois années d’enquête. Pour coucher sur le papier tous les éléments récoltés au fil des rencontres, l’auteur n’a pas souhaité respecter « l’orthodoxie journalistique », la chronologie des faits et la neutralité d’un narrateur qui ne s’implique pas. Au contraire. Il s’érige contre ce journalisme de « flux », de « survol », à la fois prisonnier et geôlier d’une actualité éphémère. L’occasion, pour lui, d’emprunter à la littérature et à la fiction de quoi raconter sa vérité.
Dans l’affaire de Tarnac comme dans n’importe quelle affaire judiciaire, le journaliste d’investigation traverse sans cesse la « ligne de front », celle qui sépare les présumés « gentils » des présumés « méchants », les victimes et les flics des suspects et, en l’occurrence, les policiers de la Sous-direction anti-terroriste (Sdat) et de la Direction centrale du renseignement intérieur (DCRI) de Julien Coupat et de ses proches.
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Cette schizophrénie intrigue. Les protagonistes se demandent comment le journaliste vit cette situation. Lui-même s’interroge sur l’attitude à adopter. Un jour, Christophe Becker, le dernier mis en examen des dix « de Tarnac » sonde David Dufresne :
– Est-ce que tu as du plaisir à posséder des infos qu’on n’a pas ? A lire un dossier d’instruction, auquel on a pas accès ?
J’encaissai l’offensive. Elle était légitime.
– Est-ce que tu en distilles au camp d’en face ? Est-ce que tu joues comme sur un grand échiquier ?
Je tentai de le rassurer. Bien sûr que non, je ne jouais à rien ; ni à la diagonale du fou ni au moindre double jeu. J’essayai de lui faire passer combien ça pouvait être éprouvant, physiquement, moralement, parfois, d’être sur ses gardes, à chaque instant, de tout compartimenter, avec les flics comme avec lui. Je savais qu’il savait.
Une autre fois, un flic de la Sdat l’interpelle à ce sujet. David Dufresne lui fait penser à un personnage de roman, le fameux Kemper Boyd, d’American Tabloïd, premier volet de la trilogie de James Ellroy, Underworld USA. Le héros en question est un agent spécial du FBI, roi du « cloisonnement » de l’information. Sans le savoir, en évoquant cette œuvre, l’homme souffle une idée au journaliste : intégrer au récit des morceaux de PV que contient le dossier d’instruction.
D’ailleurs, l’auteur s’amuse de cette prose policière, une sorte de littérature à elle toute seule, avec des « descriptions comme on ne sait plus en faire », des adverbes d’un autre temps et des « dialogues ahurissants », qui cachent une logique bien huilée, qui plaque des schémas. Et laisse tellement peu de place au hasard qu’elle convoque parfois l’erreur.
La construction du récit de David Dufresne s’inspire d’autres éléments littéraires. D’abord, du « journalisme gonzo » et de Hunter S. Thompson qui a popularisé, avec son Hell’s Angels : The Strange and Terrible Saga of The Outlaw Motorcycle Gangs, cette méthode de journalisme d’investigation qui prône la subjectivité et l’emploi de la première personne.
Dans Tarnac, Magasin Général, le journaliste explicite clairement son choix de s’impliquer dans une affaire devenue « personnelle » :
« Dans mon lit, la soirée défilait. Je me souvenais d’avoir parlé à Gabrielle (Ndlr : Gabrielle Hallez, l’une des dix ‘’de Tarnac’’) du bon docteur Hunter S. Thompson, juste avant d’arriver chez ses amis ; bon sang, elle connaissait à peine, je lui avait parlé du Gonzo journalism, où l’implication du narrateur bazarde les convenances, où la vérité est débusqué au fin fond du je, du moi, du nous ; où l’objectivité est laissé au pisse-froid et aux pisse-copie, je lui avais parlé du livre de Thompson sur les Hell’s Angels ; elle avait fait un oui-oui sans assurance. Maintenant, au moins, elle savait : je les prenais pour des bikers de la révolution. Et j’en faisais justement une affaire personnelle. »
David Dufresne décide également de ne pas suivre le fil chronologique des évènements. L’auteur préfère raconter son enquête à travers les personnages qu’il a rencontrés. Une façon de montrer que derrière chaque protagoniste de l’affaire se cache une dimension nouvelle, unique.
Cette idée, le journaliste la doit à sa femme, qui lui a conseillé un jour de lire De beaux lendemains, de Russell Banks. C’est l’histoire d’une bourgade américaine secouée par un terrible accident de bus scolaire. L’avocat Michell Stephens débarque dans un village en deuil et revit le drame à travers différents témoins.
Et puis, il y a The Wire, la série télévisée américaine. Une œuvre d’art qui dépeint majestueusement la criminalité de la ville de Baltimore, avec, comme pinceaux et couleurs, ceux qui l’incarnent au quotidien : policiers, trafiquants en tous genres, journalistes, enseignants, politiques et résidents.
Pas étonnant, au vu de ses sources d’inspiration, que David Dufresne prête une attention presque démesurée à ceux qui utilisent la fiction pour expliquer leur réalité. Ainsi, le juge antiterroriste chargé de l’affaire, Thierry Fragnoli, lâche au journaliste, en plein déjeuner : « Kill Bill… Vous devez regardez ça, si vous voulez me comprendre. »
David Dufresne suit le conseil, force sa femme à regarder le Tarantino, que le couple n’avait jamais vu. Il a beau scruter les détails, analyser les moindres répliques, il ne parvient pas à faire le lien entre le film et la ligne de conduite du juge dans l’affaire. Thierry Fragnoli doit lui expliciter, dans un mail : « Tout se paye un jour… de manière moins violente – heureusement – c’est un peu le fond de mon boulot : rattraper ceux qui partent en courant et leur présenter la facture. » Chacun ses références.
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À lire : Tarnac, magasin général, de David Dufresne, éd. Calmann-Lévy, 496 p.
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