L’artiste se penche sur le nouvel esclavage subi par les modérateurs sous-payés pour cacher ces contenus internet que l’on ne saurait voir.
Lauren Huret est une artiste qui ne fait pas confiance à internet. Tel est, pour le dire vite, le message d’accueil qu’elle a choisi de poster sur son site – peu achalandé, on s’en doute. Internet constitue pourtant la matière première de son travail. Mais l’artiste franco-suisse ne pratique ni le net.art des années 1990 ni le post-internet des années 2000.
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Elle participe de ce qu’il convient d’appeler la “troisième vague” des pratiques internet. Il y a eu les glitches cinétiques (sons ou visuels déformés par un bug) puis l’euphorie de la dématérialisation. Depuis une poignée d’années, nous nous retrouvons les deux pieds dans un réel tout aussi trouble qu’avant : parler d’internet, c’est aussi parler du monde, c’est-à-dire de rapports de production et d’écologie, de société, d’oppression et de colonialisme.
Cette “troisième vague”, composée d’artistes mais aussi de théoriciens tels que Yves Citton, Tiziana Terranova, Nick Srnicek et Alex Williams, inverse la manière de conceptualiser les choses : non pas par ce que produisent l’ordinateur ou la connexion wifi, mais par qui les produit, comment, où et avec quels effets sur les humains qui, mine de rien, n’ont pas encore quitté la partie.
Tâcherons du clic
Dans l’ombre des Gafa (Google, Apple, Facebook, Amazon) et autres géants du web, triment des tâcherons du clic. L’exemple le plus connu est sans conteste la plate-forme Amazon Mechanical Turk (AMT) qui propose l’exécution de microtâches non qualifiées et encore moins gratifiantes que de nouveaux esclaves du numérique réalisent le plus souvent chez eux, en sus de leur job diurne sous-payé.
Le cas d’AMT est également le plus parlant, puisque la plate-forme tire son nom d’un canular du XVIIIe siècle où un automate se révélait être manipulé par un humain caché à l’intérieur. Aujourd’hui encore, la promesse d’une “automation totale” est fausse, tout comme les progrès de l’intelligence artificielle (IA) reposent surtout sur une savante opération marketing. Derrière besogne en effet toute une main-d’œuvre invisibilisée.
L’envers du décor
Ces “turkers” qui reproduisent non seulement une fracture de classe mais également de domination coloniale – faisant résonner le racisme latent du terme lui-même. Si Lauren Huret ne fait plus confiance à internet, c’est qu’elle a vu l’envers du décor. Depuis deux ans, elle conduit une investigation autour de l’un des pires de ces nouveaux métiers : les modérateurs de contenus (“content managers”).
“Le job n’est pas près d’être remplacé par l’intelligence artificielle car seul un humain qui ressent physiquement cette douleur peut l’effectuer »
“Lorsque Facebook supprime une photo de nu, l’acte est accompli par des individus sous-payés qui appliquent une grille qu’on leur a fournie lors de leur embauche. Ils sont en contrat de sous-traitance, ne savent pas pour qui ils triment, sont soumis à des clauses de confidentialité drastiques et, surtout, ne bénéficient pas d’aide psychologique”, explique Lauren Huret.
Huit secondes par image
La censure de tétons n’est pour ainsi dire que la pointe émergée de l’iceberg. A longueur de journée, les modérateurs visionnent des dizaines de milliers de contenus traumatisants postés par les internautes sur les réseaux sociaux. Ils ont huit secondes par image pour décider de la signaler ou non. “Le job n’est pas près d’être remplacé par l’intelligence artificielle car seul un humain qui ressent physiquement cette douleur peut l’effectuer.
Récemment, Mark Zuckerberg déclarait avoir embauché 30 000 modérateurs supplémentaires dans la Silicon Valley. Au niveau mondial cependant, il est impossible d’estimer leur nombre tant il ne cesse de croître.” Aux Philippines, à Manille, ancienne colonie américaine, on estime qu’ils sont 150 000.
Agée d’une trentaine d’années, l’artiste franco-suissesse Lauren Huret est concernée par le sujet, comme nous tous.
Délocaliser la souffrance
Et cela d’autant plus qu’elle est artiste, puisque s’y entremêle étroitement la question de ce qu’elle qualifie d’ “image maudite” : ces images violentes ou dérangeantes dont la vision nous est épargnée car d’autres yeux que les nôtres les ont vues auparavant. Souffrance et traumatismes ont été délocalisés. Maudites, ces images le sont car une fois vues, on ne peut les “dé-voir”. Elles brûlent la rétine et meurtrissent les chairs.
Face à cette terrible matière, comment faire œuvre ? Cette question, Lauren Huret se l’est posée. Au Centre culturel suisse, elle inaugure la nouvelle programmation de la curatrice Claire Hoffmann avec une exposition autour de ses recherches. Praying for My Haters se prend cet irreprésentable de plein fouet, et l’artiste n’y montre en réalité pas grand-chose. Une maquette et un plan vidéo de l’immeuble de Manille abritant les travailleurs.
sainte Lucie
Des petites vidéos relativement anecdotiques, des stories Instagram de son séjour ou encore des projections de nus dont les parties sensibles sont masquées par des GIF. En réalité, le bégaiement impuissant de la forme en dit long, et l’oppression ressentie sous la verrière du Centre culturel suisse est réelle.
Pour finir, toute une tonalité mystique, à l’instar d’un portrait transposant à notre époque maudite l’iconographie de sainte Lucie (portant ses yeux sur un plateau), tente de manière désespérée d’adoucir un tant soit peu la condition de ces martyrs de la civilisation de l’image.
Praying for My Haters Jusqu’au 28 avril, Centre culturel suisse, Paris IIIe
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