Arnaud Desplechin fait migrer son théâtre analytique dans l’Amérique au cœur du XXe siècle et réussit un film ample et presque apaisé.
François Truffaut utilisait, pour caractériser le thriller psychanalytique Pas de printemps pour Marnie d’Hitchcock, la catégorie devenue proverbiale de “grand film malade”. Jimmy P. d’Arnaud Desplechin est un grand film guéri. Dans l’Ouest américain, en 1948, l’Indien Blackfoot Jimmy Picard, interné dans un hôpital psychiatrique, rencontre l’anthropologue aux origines juives hongroises Georges Devereux, qui devient son analyste. C’est le récit de la cure et de la guérison de Jimmy à travers l’interprétation méthodique de ses rêves et souvenirs, celui aussi de l’amitié et de la confiance qui s’installent entre les deux hommes.
Le film s’ouvre sur l’annonce que nous avons affaire à une “true story” – celle racontée par Devereux lui-même dans son livre Psychothérapie d’un Indien des Plaines, où s’ébauche la méthode d’ethnopsychiatrie qui lui apportera une reconnaissance scientifique. Ce livre-fleuve hante l’œuvre de Desplechin depuis longtemps (il nommait Devereux l’analyste du personnage d’Amalric dans Rois & reine) et trouve dans ce western freudien une reconstitution fidèle. Le processus de la cure est une formidable et rare matière d’intrigue, avec ses ouvertures et impasses, ses pics d’intensité, ses rechutes, ses péripéties.
True story donc, annoncée non pour l’attrait vulgaire qu’exerce l’intrusion de l’exceptionnel dans le cours des choses, mais parce qu’il y est question de la vérité et de ses effets dans la vie d’un homme qui doit, pour aller mieux, réintégrer le cours des choses. Se reprendre, s’apaiser, se trouver, au cœur de la violence américaine qui s’insinue, animisme, dans les corps, c’est ce que la mise en scène de Desplechin cherche à approcher. Jamais celle-ci n’a été aussi apaisée, aussi ample sans envolées, discrète jusqu’à la standardisation.
Film d’un Français en Amérique, Jimmy P. se veut classique, sans style – garder toujours la bonne distance pour interpréter. John Ford n’est pas loin, celui du Lincoln cité à l’écran, celui des Cheyennes et des épopées de la dignité, du manhood au sens d’humanité et de maturité virile. Jimmy, peu à peu, retrouve la paix en cherchant sa vérité de personne et de personnage. Tout ici fait signe vers un universel à construire, permis par une reconstitution historique discrète, à la Truffaut, comme condition d’accès à l’intériorité venteuse de Jimmy. Cet équilibre maintenu, c’est la méthode de Devereux, l’enthousiaste sobre, le passionnel réflexif, que Mathieu Amalric retient dans un état limite de contrôle, une hystérie qui reste à l’état possible, comme la patiente mise en scène de l’analyste Desplechin.
Mais la guérison n’est rien d’autre que la possibilité d’une rechute, un accord précaire entre la vie et le monde. Des forces inquiètent cet accord, toujours en réserve comme les Indiens Blackfoot. C’est le Desplechin malade, et malade de sa guérison. L’obsession morbide de l’histoire de La Sentinelle, les névroses narcissiques de Comment je me suis disputé…, la paranoïa cartésienne d’Esther Kahn, les dénis de Rois & reine, le maniacodépressif Un conte de Noël : tous ces beaux désordres et conflits se frayant un chemin vers l’expression résistent à une résolution sans reste. Le récit d’une psychanalyse ne peut avoir de fin certaine, et dieu John Ford est mort.
L’impressionnant Benicio Del Toro prend sur lui, dans sa chair titubante, trépanée, éprouvée, dans les montées de température de son regard brumeux, dans son corps trop vaste en milieu fermé, la charge de ce qu’on ne peut interpréter ni clore. Il y a de l’inguérissable. Jimmy et Devereux ont chacun leur nom secret, d’Indien Pikuni et de Juif hongrois exilés parmi les peuples, venus des plaines de deux continents. La révolte contenue de ces “sauvages” qui survivent à l’extermination parcourt le domaine inquiétant des symptômes pour fraterniser dans la langue d’un pays de fiction. Desplechin, même et autre, analyste et chaman, malade et guéri, découvre en visitant ce territoire la vérité provisoire et paradoxale de son cinéma : c’est le doute qui redonne confiance dans le monde.