Croisant l’histoire de l’art et celle des sciences, la culture visuelle et la théorie des médias, Pascal Rousseau déploie l’imaginaire de l’hypnose de ses origines à nos jours, dans un livre riche en illustrations.
L’espace mental n’est plus un refuge, il est un enjeu. L’attention est captée, les affects modelés et la subjectivité monnayée. Alors, les réponses résilientes ou résistantes s’y déplacent à leur tour. L’engouement pour l’astrologie marque la tentative d’un autre encodage du réel, englué dans les 0 et les 1 des flux de datas ; l’usage récréatif de la kétamine obéit à la production d’un espace artificiel de décélération, si temporaire soit-il ; l’explosion des applications de yoga ou de méditation dit une tentative de reconnecter l’esprit au corps. Symptômes d’un sentiment de dissociation, ces marqueurs générationnels se prolongent également de tactiques plus directes.
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L’occulte, le surnaturel et la sorcellerie sont réinvestis à des fins politiques, à l’instar de la mobilisation contre Trump des sorcières et sorciers du réseau social TikTok (#witchtok #witchesoftiktok). Cette culture-là est éminemment visuelle, elle traite de manifestations visibles de l’invisible, se traduit en signes et symboles et impulse en cela de nouvelles recherches plastiques.
Les expositions collectives actuelles s’en font l’écho, de Possédé.e.s au Mo.Co. Panacée de Montpellier à Rituel·le·s à l’IAC Villeurbanne, de L’Homme gris au Casino Luxembourg à Witch Hunt au Kunsthal Charlottenborg à Copenhague. Quelque chose circule donc, qui traverse un sujet dissocié à la conscience élargie, tiraillé entre passivité somnambulique et brusque sursaut de l’éveil. Quelque chose circule, que l’on nommera flux de capitaux, de datas, de 5G ou, peut-être, “fluide universel”.
Energies et de forces mystérieuses
Car en complément à ces diagnostics quotidiens avérés et aux recherches des jeunes artistes contemporain·es attaché·es à inventer une autre figuration négociant un rapport hanté au monde, paraît cet automne un ouvrage qui remonte les siècles pour traquer les antécédents de la dématérialisation intersubjective. Il faudrait plus précisément, telle est l’hypothèse du livre Hypnose. Art et hypnotisme de Mesmer à nos jours, remonter jusqu’en 1780. A cette période, le médecin viennois Franz Anton Mesmer émet l’hypothèse du magnétisme animal, proposant des protocoles de soins et un vocabulaire visuel des passions reposant sur une “approche générale de la maladie fondée sur l’existence d’un fluide universel”.
Dès son émergence, l’hypothèse de “mécanismes de la sensibilité” fascine le grand public, qui se passionne pour les gravures, caricatures et illustrations qui vulgarisent l’idée de la possibilité d’agir à distance sur un sujet qui se révèle inconnu, sensibilité travaillée d’énergies et de forces mystérieuses, à la fois invisibles et conductibles. Cette hypothèse traduit ce que l’on connaît aujourd’hui sous le nom d’hypnose, un phénomène qui fournit le sujet d’une recherche encyclopédique menée par le professeur d’histoire de l’art Pascal Rousseau.
Le texte occupe la place centrale, croisant les références issues du champ des sciences, des techniques, des arts plastiques et de la culture visuelle
De “l’invention de Mesmer” à nos jours, Hypnose, catalogue de l’exposition du même nom au musée d’Arts de Nantes, déploie sa matière sous la forme d’un essai fleuve divisé en sept chapitres. Si le texte occupe la place centrale, croisant les références issues du champ des sciences, des techniques, des arts plastiques et de la culture visuelle, l’iconographie se concentre sur les images reproduites. Celles-ci tendent alors à prendre le pas sur les œuvres d’artistes en tant que telles, le livre se démarquant en cela de l’exposition.
Un horizon d’émancipation
L’histoire des interactions entre techniques mentales et culture visuelle fascine depuis longtemps Pascal Rousseau, dont les recherches autour de la télépathie précédèrent celles qui s’ouvrent avec l’hypnose – en 2015, il était commissaire de l’exposition Cosa mentale au Centre Pompidou-Metz. Si la prise en compte des imaginaires (para)scientifiques et des croyances attachées aux inventions techniques lui permirent de déployer autrement l’histoire de l’art, et plus précisément la naissance de l’abstraction, ce volet de recherches s’ancre davantage – et c’est par l’entremise du catalogue qu’on le perçoit le mieux –, dans une exploration des mutations de la subjectivité elle-même.
Parce que l’hypnose implique l’intersubjectivité et la circulation d’un corps à un autre, elle concerne plus directement la réception et l’effet sur le·la spectateur·trice pour l’art
Si l’hypnose inspire les créateur·trices, de l’Art nouveau au surréalisme, de l’expressionnisme à la Beat Generation en passant par l’art cinétique, l’hypothèse d’un “paradigme hypnotique” ne se réduit pas au champ artistique. Parce que l’hypnose implique l’intersubjectivité et la circulation d’un corps à un autre, elle concerne plus directement la réception et l’effet sur le·la spectateur·trice pour l’art ; et à partir des expériences isolées des artistes, elle se mettra à concerner chacun·e d’entre nous, hors du champ esthétique ou, du moins, en se rapportant plus largement au phénomène de l’esthétisation de la politique.
Le propre de l’ouvrage est bien d’adopter un prisme rétroactif qui, à partir du constat de “notre rapport quotidien aux choses et aux êtres, souvent consumériste et standardisé, façonné par un univers hypermédiatique”, va tenter de retrouver le moment où l’imaginaire étrange, bizarre, surnaturel anticipe, appelle et produit sa réalisation à grande échelle tout en devançant ses conditions de possibilité techniques.
Ce prisme d’analyse permet alors, en même temps qu’une mise en garde, un horizon d’émancipation au cœur de ces “techniques du vertige”. Car l’hypnose est un pharmakon, à la fois remède et poison. “L’hypnose telle qu’elle se pratique aujourd’hui, conclut ainsi l’auteur, donne plus accès à un ‘pouvoir organisateur’ qu’elle n’est le fruit d’une organisation, aux antipodes des réflexes conduits par l’économie du capitalisme attentionnel.”
Hypnose. Art et hypnotisme de Mesmer à nos jours (Beaux-Arts de Paris Editions/musée d’Arts de Nantes), 352 p., 39 €
Hypnose jusqu’au 31 janvier, musée d’Arts de Nantes. Exposition fermée jusqu’à nouvel ordre
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