Au festival Ecritures partagées, à Caen, Bruno Geslin met en couleurs l’œuvre crépusculaire du réalisateur anglais Derek Jarman.
« Aux premières lueurs de l’aube je suis blanc comme un linge, pendant que j’avale les pilules blanches qui me maintiennent en vie en luttant contre le virus qui détruit mes globules blancs. Je hais le blanc.” Tentative d’autobiographie par la couleur, Chroma, un livre de couleurs, dernier ouvrage du réalisateur anglais Derek Jarman, allie la grâce et l’émotion.
Dans ce récit adapté et porté à la scène par Bruno Geslin, l’artiste, malade du sida et sur le point de devenir aveugle, mêle son journal d’hôpital à des souvenirs d’enfance et d’autres considérations sur l’art et la vie.
Le danseur chorégraphe Nicolas Fayol ouvre ce “chromatic show” par une vive tentative – car à l’impossible nul n’est tenu – de donner forme aux couleurs et d’inventer une danse définissant en mots puis en mouvements chacune d’entre elles.
Le rouge et son style Pina Bausch, le bleu et sa rondeur suave, le jaune très étiré, le vert inattrapable, le blanc comme une chevauchée wagnérienne, et le noir, un saint Sébastien désarticulé…. Souvent drôle, espiègle même, le peintre, plasticien, jardinier, metteur en scène, cinéaste, écrivain, scénographe et activiste, remarquablement incarné sur scène par Olivier Normand, mène son combat contre l’obscurité – et au passage contre l’obscurantisme – en déployant sous forme de couleurs les différents chapitres d’une existence chamarrée.
Donner couleur à sa vie qui s’étiole
De son jardin, il nous fera une visite scrupuleuse et éclairante, de la première aubépine rose à la sexy valériane. De ses émotions, il composera un paysage à l’échelle de sa vie, un jeté de graines de pavot, un champ de coquelicots. Au cœur des saisons, du spectre, l’auteur tente de donner couleur à sa guérison, à sa vie qui s’étiole.
Comme sa température qui n’augmente que lorsque le médecin vient le visiter, Derek Jarman brûle les souvenirs d’une vie bien menée à l’autel de la beauté et de l’élégance. Jamais un ton plus bas qu’un autre, et c’est la réussite du spectacle de Bruno Geslin, Chroma est rythmé, cadencé, bouleversant, porté par une profonde et sincère nécessité. Une œuvre en soi à l’image de l’objet qu’elle célèbre, fulgurante, innovante, indispensable.
Tout et tous dans Chroma confinent à l’excellence, le geste de mise en scène évidemment, les interprétations d’Emilie Beauvais, Nicolas Fayol et Olivier Normand, les musiciens Benjamin Garnier et Alexandre Le Hong, la sublime lumière de Laurent Bénard.
Empruntons alors à Jarman l’une de ses phrases évoquant une lumière de février qui l’avait sidéré pour dire notre propre ébahissement : “Impossible de décrire ce que nous avons vu, autant vouloir décrire le visage de Dieu.”
Chroma d’après Derek Jarman, adaptation et mise en scène Bruno Geslin. 31 janvier et 1er février, festival Ecritures partagées, Comédie de Caen