Dans L’Homme en rouge, l’écrivain anglais dresse le fascinant portrait du docteur Pozzi et de toute une époque de dandys, de duels et d’esthétisme. Où l’on croise Oscar Wilde, Marcel Proust, Henry James et tant d’autres.
Comme dans les meilleurs films noirs – on pense notamment au Laura d’Otto Preminger –, la fascination, sinon l’amour, a pour point de départ un portrait : ici, un homme au physique de héros dostoïevskien à la pose “héroïque”, en longue robe de chambre rouge, peint par John Singer Sargent en 1881 et découvert par l’écrivain anglais Julian Barnes lors d’une visite d’exposition à Londres en 2015. Son titre : Le Docteur Pozzi dans son intérieur.
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Mais qui était ce mystérieux inconnu qui figure pourtant parmi la galerie de portraits du peintre de l’aristocratie et de la mondanité de la fin du XIXe siècle ? Barnes a mené l’enquête et dresse davantage que le portrait d’un homme, celui d’une époque qu’il va opposer à la nôtre.
Le très charmant Pozzi
C’était un temps, semble dire Barnes, où les hommes étaient des dandys, se battaient en duel, où l’honneur signifiait encore quelque chose, où la beauté était le but ultime, où les artistes formaient des communautés de goût et d’amitié ; un temps, aussi, où le Brexit n’existait pas, où les Français·es et les Anglais·es se fréquentaient, s’inspiraient, se nourrissaient les un·es les autres.
“En juin 1885, trois Français arrivèrent à Londres. L’un d’eux était un prince, un autre était un comte, et le troisième était un roturier qui avait un patronyme italien. Le comte évoqua en ces termes le but de leur escapade : ‘shopping intellectuel et décoratif.”
Pozzi, sublime, n’est bien sûr pas qu’un simple médecin – sinon le très snob Montesquiou, ami de Proust, ne le fréquenterait pas
Le prince de Polignac, le comte de Montesquiou et le docteur Samuel Pozzi avaient aussi chacun dans la poche de leur veste sur mesure une lettre de Sargent les introduisant à Henry James, qui recevait tous les ans la visite d’un Français envoyé par le peintre, qu’il devait promener dans Londres…
Pozzi, sublime, n’est bien sûr pas qu’un simple médecin – sinon le très snob Montesquiou, ami de Proust et source d’inspiration pour le Charlus de La Recherche…, ne le fréquenterait pas. Le très charmant Pozzi sera d’ailleurs le seul ami du comte de Grotesquiou, comme le surnommait le très jaloux et vipérin Jean Lorrain, dont il ne dira pas de mal, avec lequel il ne se fâchera pas.
Amours libres, faste, opulence
Né en 1846, beau, cultivé, amateur d’art et collectionneur d’antiquités grecques, sympathique et drôle, le roturier a eu une aventure avec Sarah Bernhardt, avec Réjane et d’autres actrices, a épousé une riche héritière, séduit nombre d’autres femmes, tenu salon dans ses appartements de la place Vendôme, et s’avère être un très grand médecin, un chirurgien innovant, un pionnier de la gynécologie moderne soucieux du bien-être de ses patientes.
Pozzi va être la porte d’entrée de Julien Barnes pour atteindre le cœur du Paris mondain, artistique, de la Belle Epoque, même si c’est l’autre Pozzi que l’histoire a retenue : sa fille, la poétesse Catherine Pozzi, qui aimera son père d’un amour contrarié, mais passionnel. Pozzi père est au cœur d’un faisceau relationnel où l’on croise un peu tous ceux qui comptent alors – Wilde, James, Sargent, Lorrain, Huysmans, etc.
Le texte de Barnes peut donner l’impression de partir un peu dans tous les sens, de ne pas avoir de sujet précis – Pozzi ? l’époque ? le dandysme ? et pour dire quoi ? –, mais il dévoile, en partant d’un individu, les réseaux tissés entre tous ces êtres, ces artistes que l’on connaît le plus souvent séparément, comme s’ils avaient été seuls dans leur siècle.
Barnes nous plonge dans l’effervescence de cette période qu’il recrée si bien qu’elle en apparaît beaucoup plus vivante que la nôtre
Ils se sont connus, sont devenus amis, inspirateurs, amants, dans les Salons ou les champs de duel ou les opéras où ils se croisèrent, entre admiration, amitié et rivalité. C’est aussi un livre de passionné, d’obsessionnel même, et cette obsession pour cette époque de folie, de beauté, d’amours libres, de faste et d’opulence, de culture et de raffinement, Barnes nous la communique généreusement en nous plongeant dans l’effervescence de cette période qu’il recrée si bien qu’elle en apparaît beaucoup plus vivante que la nôtre.
Elle s’achèvera brutalement avec la Première Guerre mondiale – et comme un symbole, Samuel Pozzi est abattu par l’un de ses patients en 1918. Il vivait depuis vingt ans avec sa maîtresse, Emma Fischhof.
Exit la “note de l’auteur”
On regrette presque la “note de l’auteur”, en fin de livre, contre le Brexit, comme un cliché, comme si Barnes tentait rétrospectivement de teinter son texte d’un aspect politique, de gauche, dont il aurait pu se passer. “Le chauvinisme est une des formes de l’ignorance”, disait Pozzi, et Barnes de continuer : “Malgré tout je refuse d’être pessimiste. Ce temps passé dans la lointaine, décadente, trépidante, violente, narcissique et névrotique Belle Epoque m’a laissé plutôt confiant. Surtout grâce au personnage de Samuel Jean Pozzi (…) qui était rationnel, scientifique, progressiste, international, et s’intéressait constamment à tout.”
Certes, mais la société en effet raffinée, cultivée, cosmopolite que dépeint Barnes baigne dans l’argent, les titres, les grandes fortunes, le luxe. On croise peu d’ouvrier·ères, de précaires, voire de pauvres dans son livre. Même si l’on ne peut qu’adhérer au dégoût de l’écrivain contre son gouvernement composé de cyniques et de populistes, cette note semble un peu tomber comme un cheveu dans le champagne.
L’Homme en rouge (Mercure de France), traduit de l’anglais par Jean-Pierre Aoustin, 304 p., 23,80 €
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