Ce chercheur “in-terre-dépendant” a inventé le terme de “collapsologie”, qui est brusquement entré en résonance avec l’actualité depuis 2015, donnant naissance au mouvement Extinction Rebellion.
En quoi les années 2010 vous ont changé, vous, personnellement ? La publication de Comment tout peut s’effondrer (Seuil, 2015), et la popularisation extraordinaire du concept de “collapsologie” vous ont donné une grande visibilité…
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C’est justement en 2010 que j’ai commencé à m’investir à plein temps dans le mouvement de la Transition. Ce concept arrivait d’Angleterre, c’était un objet culturel et militant curieux et nouveau. Il se résume par la question : que peut-on faire (et penser, et ressentir) lorsqu’on prend conscience des catastrophes climatiques, et en même temps du pic pétrolier, et de la raréfaction des ressources ? Je trouvais cette question radicale, car elle remettait tout en cause. Et c’est à cette période que j’ai eu deux enfants ! Nous avons rassemblé, avec mon ami Raphaël Stevens, ce que des scientifiques disaient sur la possibilité que notre monde s’effondre : c’est ce que nous avons nommé “collapsologie”. J’ai fait tout mon possible pour que ces questions soient enfin visibles, mais c’est vrai que je ne m’attendais pas à un tel buzz, à partir de l’été 2018.
Personnellement, depuis 10 ans, cette question d’un possible effondrement a tout changé : mon rapport au monde, donc au futur, et donc au présent ! A la mort, aux voyages, à la famille, à ma “carrière” de chercheur, à l’engagement… Je voulais tout comprendre, partager mes découvertes, rendre populaires les questions liées aux catastrophes, les mettre au centre des débats afin que l’on puisse prendre des décisions politiques plus sensées que ce que propose la doctrine de la croissance économique et de la compétition généralisée, que je trouve ridicule, et même toxique.
Quel est, ou quels sont, les événements politiques, sociaux ou culturels le(s) plus marquant(s) pour vous dans les dix années qui viennent de s’écouler, et pourquoi ?
Vous voulez dire dans les dix années qui viennent de “s’écrouler” ? (rires). Il y a dix ans, je voyais 2020 si loin que j’imaginais que tout pouvait arriver, y compris un effondrement systémique des pays riches, un peu comme le bloc soviétique dans les années 1990, mais pour les Etats-Unis et l’Europe. C’était justifié, car on venait de vivre une crise économique mondiale avec effondrement bancaire (provoqué par la faillite de la banque américaine Lehman Brothers), et les rapports catastrophiques sur le climat et la biosphère se succédaient dans une ambiance d’échec politique du sommet de Copenhague (en 2009 – ndlr).
Dans la décennie qui a suivi, d’un côté, je n’imaginais pas que le système financier puisse tenir aussi longtemps, je suis vraiment surpris de sa résilience. Sincèrement, j’aurais aimé qu’il se déglingue avant ! Et d’un autre côté, j’ai été effaré par l’accélération des mauvaises nouvelles provenant des systèmes naturels : sécheresses, zones mortes en mer, disparitions d’organismes et d’écosystèmes, pollutions globales, mégafeux, inondations, records de températures, cyclones, fonte des glaces, etc. Elles prennent même de vitesse les scientifiques. C’est dingue ce qui est en train d’arriver !
Par rapport aux affaires humaines, nous avons quand même vécu une série impressionnante de “cygnes noirs” (des événements majeurs imprévisibles – ndlr) : le vote du Brexit, l’élection de Trump et de Bolsonaro, la montée des autoritarismes, les attentats de Paris et de Bruxelles, la tragédie des réfugiés noyés en Méditerranée, l’effondrement de la Syrie, de la Libye, du Yemen, etc. Et aussi de “cygnes noirs” plus positifs, des soulèvements populaires qui redonnent du baume au cœur : les printemps arabes, les Gilets jaunes, les marches Climat, Extinction Rebellion, et aujourd’hui l’embrasement des classes précaires dans de nombreux pays…
Je pense toujours que notre système économique, politique et social est paradoxalement très puissant et très vulnérable. Je ne parle pas de la France, mais des pays capitalistes industrialisés, ce qui inclut la grande majorité du monde, malheureusement. C’est toujours un château de cartes qui peut flancher plus rapidement que ce que l’on croit. Je pense toujours que la période que nous venons de vivre pourrait bien faire partie de ce que les historiens du futur nommeront un effondrement.
Comment envisagez-vous la décennie qui vient ?
Par définition on ne peut pas prévoir les “cygnes noirs”, donc je ne peux que projeter les tendances que nous venons d’évoquer, c’est-à-dire, puisque les leviers politiques sont verrouillés, m’attendre à une accélération des catastrophes naturelles et humaines ainsi que des soulèvements des classes exploitées, et donc de la répression. Logiquement, cela donne des ruptures sociales, politiques, économiques, écosystémiques plus fréquentes et plus brutales… Et tout ce maelström peut s’emballer bien plus vite que prévu, par effet domino. C’est une possibilité très concrète. Ceci dit, les prises de conscience globales et les rébellions surgiront aussi plus facilement, c’est ce qui me donne du courage. Tous les ingrédients sont réunis pour que notre monde continue à changer radicalement dans les années à venir. Il va falloir s’accrocher !
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