Un documentaire embedded dans un navire de pêche : entre manifeste esthétique et brûlot politique.
La journée commence à peine lorsque l’on entend le roulement assourdissant des moteurs. Dehors, la pluie s’abat sur la proue, tandis que d’immenses vagues viennent heurter le navire, et que des marins s’activent pour remonter les filets de pêche d’où jaillissent des milliers de poissons condamnés à l’abattage.
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Nous voilà à bord de l’Athena, un imposant chalutier parti de New Bedford (l’ancienne capitale mondiale de la pêche à la baleine dans le Massachusetts, point de départ du Moby Dick de Melville), sur lequel les anthropologues Véréna Paravel et Lucien Castaing-Taylor (Sweetgrass) ont embarqué pendant deux mois dans l’intention de tourner un film documentaire. Mais pas un documentaire comme les autres : un objet instable, bizarre, hors-norme, au croisement inédit des films de monstres sous-marins, de l’art vidéo, de l’expérimental et d’une légende mythologique dont le titre dévoile le secret – Léviathan.
Il s’agit ici d’oublier à peu près tout ce que l’on sait de la pratique documentaire la plus courante, de ce cinéma du réel cantonné au didactisme scolaire, à l’énonciation ou l’épreuve des faits,pour se laisser entraîner, physiquement et mentalement, par une expérience nouvelle.
C’est une expédition immersive, sans aucun commentaire ni dialogue,
dans le monde de la mer à laquelle nous invitent les deux cinéastes, qui élaborent un dispositif de mise en scène assez ahurissant fondé sur une dizaine de caméras hypermobiles, à partir desquelles ils édifient un complexe et captivant réseau de points de vue.
Sanglées sur le corps des matelots, tendues sur des perches immenses, accrochées aux chaînes du navire, les caméras filent sans discontinuer du ciel à la mer, des cales à la proue ; elles scrutent les fonds marins, naviguent au milieu des cadavres de poissons et s’envolent enfin dans les nuées d’oiseaux. L’œil de la caméra est partout et nulle part à la fois : sous les éclats d’eau que reçoivent les objectifs, l’image s’altère bientôt, ne laissant plus apparaître que des formes étranges, tandis que le son est lui aussi mis à rude épreuve, saturé par les cris des mouettes et le ronronnement des moteurs.
Dans cet amas ébouriffant de bruits et de pixels, le chalutier prend peu à peu l’aspect d’un monstre des mers, d’une masse noire organique qui ingère, mâche et saigne la faune marine à grande échelle, de même qu’elle annihile toute humanité, comme le montrent ces quelques scènes glaçantes à l’intérieur du navire figurant la misère quotidienne de l’équipage.
Ce qui aurait pu n’être qu’un simple exercice de style, une démonstration de maestria technique, plastiquement superbe mais assez vaine, prend alors tout son véritable sens. Dans son flux abstrait de mouvements, Léviathan raconte bien une histoire, celle d’une crise de civilisation. Il faut voir ces plans sur la gueule creusée des marins et entendre la mer hurler dans les crépitements infernaux de la bande-son pour saisir toute la force du film, à la fois manifeste esthétique pour un nouveau documentaire et pamphlet radical contre l’exploitation suicidaire de la nature par l’homme.
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