En réussissant à parfaire un son hip-hop fait de samples et d’extraits rejoués en studio, Dr. Dre est parvenu à synthétiser dix ans d’innovations sonores en un album. Classique parmi les classiques, “2001” symbolise à lui seul la finalité d’un pan entier de l’histoire de la musique américaine.
En musique, il est coutume de parler d’album « charnière » pour qualifier un disque des plus influents. Pour 2001 de Dr. Dre, les choses sont un petit peu plus complexes. Certes, il y a certainement un avant et un après cet album, sorti, comme son nom ne l’indique pas, en novembre 1999, il y a tout juste vingt ans. Mais à y regarder de plus près, celui-ci sonne plutôt comme l’apothéose commerciale d’un son, et d’une période majeure de la musique moderne.
Quand on pense à 2001, une multitude d’images nous reviennent en tête. Cette pochette simplissime et un brin moche, les suspensions malmenées des Cadillac dans le clip de Still D.R.E., la messe que fut le Up In Smoke Tour qui suivra… Mais peut-être plus que tous ces souvenirs, c’est celui d’un son très précis qui reste en mémoire : une guitare aiguë, surplombant les instrus de petites cocottes très sèches, donnant presque une touche asiatique au son de 2001. On la retrouve sur The Next Episode, sur Bang Bang, sur Forgot About Dre, sur Light Speed… Elle est la marque sonore d’un musicien en pleine gloire, qui arrive à fédérer et parvient à transcender les frontières entre les publics. Ce n’était pourtant clairement pas gagné.
Une genèse difficile
Une anecdote symbolise parfaitement les difficultés surmontées par Dr. Dre à l’époque : celle du titre de l’album. Pourquoi l’intituler si sobrement 2001 ? La réponse est à trouver du côté de Suge Knight, son ancien associé au sein du label Death Row, qu’il quittera pour fonder Aftermath. L’histoire houleuse entre les deux hommes est connue et fut maintes fois racontée. Vivant très mal ce départ, Knight fait tout pour mettre des bâtons dans les roues de son ex-protégé : ayant vent du fait de Dr. Dre souhaite intituler son nouvel album solo Chronic 2000, il entreprend de sortir à la hâte une compilation du même nom pour lui couper l’herbe sous le pied. Menaces de procès, contrats brandis… Dr. Dre cède, et choisira finalement le titre 2001, par défaut.
Après l’échec de sa première sortie sur Aftermath, Dr. Dre Presents The Aftermath, et celui, plus relatif, de sa collaboration avec les New-Yorkais de The Trackmasters, il voit toujours en 2001 une manière de remonter la pente et de dresser un panorama des artistes qu’il a signés ou qui composent son entourage. Il y a bien sûr ses fidèles acolytes Eminem, Snoop Dogg, Kurupt, Xzibit et consorts, mais aussi de nouvelles têtes qu’il souhaite promouvoir, à commencer par Hittman, qui rappera sur dix titres de l’album. Le bonhomme ne fera pas pour autant carrière. Mais ce n’est pas ce qui compte.
Retour à l’esprit gangsta
L’important, c’est le son que Dr. Dre va donner à cet album. Une sorte de quintessence du son West Coast commercial, très référencé, et résultat d’une grosse dizaine d’années passées à parfaire une patte californienne très identifiée. Il avait commencé avec Above The Law, poursuivi avec N.W.A., ainsi que les albums de Snoop Dogg (dont le premier, Doggystyle (1993), considéré par certains comme la quintessence du son G-funk) et d’autres artistes pour lesquels il a travaillé. Et ils sont nombreux.
Dr. Dre avait l’intention d’atteindre une forme de quiétude en quittant Death Row, il se réoriente donc vers un esprit gangsta ultra-affirmé. C’est définitivement là qu’il s’épanouit le mieux. Cet album est aussi l’occasion pour lui de renouer avec une recette qui avait brillamment fonctionné sur son premier album solo de 1992, The Chronic : un mélange de samples et d’extraits rejoués par des musiciens en studio. A l’époque, le sampling est encore roi, et les replays, quelque peu délaissés depuis 1986 et les innovations techniques du producteur Marley Marl, ne sont pas légion dans le rap américain. Bien décidé à marquer l’histoire de son empreinte sonore, il perfectionne cet aspect de sa musique pour le porter à son paroxysme sur 2001.
L’art de rejouer les samples
Certes, il n’est pas seul en studio. On retrouve le fidèle Mel-Man, avec qui il travaille depuis trois ans, notamment via les albums d’Eminem, mais aussi Sean Cruise (qui pond une bonne partie des fameuses cocottes de guitare si caractéristiques) et Scott Storch, claviériste de The Roots. Le piano off-beat de Still D.R.E., c’est lui. Cette équipe, aidée par d’autres musiciens studio et une volée de ghostwriters (Jay Z, Eminem, Royce da 5’9…), est mobilisée sur la quasi-totalité des instrus. Sans délaisser totalement le sampling pur et dur, comme sur What’s The Difference lorsqu’il pique à Charles Aznavour les pompes symphoniques de l’introduction de Parce que tu crois (1965) en les ralentissant, Dr. Dre se libère enfin d’une certaine forme de classicisme de la production rap. Il avait déjà pris tout le monde à contre-pied sur The Chronic. Cette fois, 2001 sonne comme un aboutissement.
Ce son et cette technique, se ressentent notamment sur le titre Xxplosive, ogive envoyée en single et basée sur une mélodie de guitare du morceau de 1971 Bumpy’s Lament de Soul Mann & The Brothers (un alias du grand chanteur-compositeur-arrangeur de soul Isaac Hayes).
https://www.youtube.com/watch?v=O8PN4v-Lud0
La guitare semble être un sample, mais est en fait rejouée très fidèlement en studio.
https://www.youtube.com/watch?v=QagknwNl6Q4
Sur The Next Episode, c’est plutôt à un mélange des deux auquel on a droit. Les orchestrations symphoniques sont bien samplées chez le morceau The Edge de David McCallum (1966), produit par David Axelrod, mais le riff de guitare est quant à lui rejoué, plus dynamique, plus sec.
La force de Dr. Dre, c’est de savoir déroger aux règles dans l’intérêt de sa musique. Vingt ans après, son influence, si elle s’est atténuée sur la production actuelle, est encore clairement prégnante.