Adieu l’autofiction, bonjour le monde : de Michel Houellebecq à Leïla Slimani, d’Edouard Louis à Virginie Despentes, la décennie a été fortement marquée par une irruption du réel dans la littérature. Politique, forcément.
Pour prendre la tension d’une décennie, il faut toujours la comparer à celle qui a précédé. Si la littérature des années 2000 a été marquée par le règne de l’autofiction – qu’on l’appelle aussi “écriture de soi” ou “écriture autobiographique”, une tendance inaugurée par Annie Ernaux dans les années 1980, mais puissamment incarnée vingt ans plus tard par Christine Angot et Emmanuel Carrère, suivis par tant d’autres –, les années 2010 auront vu l’émergence d’une littérature souvent désignée comme “contraire”, dans l’opposition artificielle entre une littérature de soi et une littérature dite du “monde” ou du “réel”.
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Si l’on devait dégager une grande tendance de cette décennie, c’est donc cette littérature du réel – comprenez qui met en scène la dureté de la vie défavorisée, la pénibilité pour les classes populaires, les guerres, les marges, les bouleversements sociétaux… – qui a dominé le terrain.
D’un côté les écrivains de soi, de l’autre Houellebecq
Au fond, avant, c’est comme si jusqu’à 2010, il y avait eu majoritairement d’un côté les écrivains de soi, et Michel Houellebecq qui parlait du “réel” (l’entreprise, le libéralisme, etc.) de l’autre. C’est peut-être la parution de La Carte et le Territoire en septembre 2010, et surtout son triomphant prix Goncourt deux mois plus tard, qui a fait office de rouage faisant basculer une décennie dans l’autre, et qui va donner la tonalité mélancolique, pessimiste, réaliste, des dix prochaines années.
La Carte et le Territoire ou un chant funèbre pour une certaine Europe, une certaine France (celles des artisans, des campagnes, des terroirs) qui disparaissent à cause de la mondialisation et d’un libéralisme sanguinaire.
Mais la même année paraissent aussi Le Quai de Ouistreham de Florence Aubenas (Editions de L’Olivier, 2010) et La Théorie de l’information d’Aurélien Bellanger (Gallimard, 2012). Il faudra encore attendre un peu pour voir exploser, entre 2014 et 2015, ce tournant pris par la fin de la décennie précédente.
Edouard Louis et Virginie Despentes, les phénomènes d’influence
En janvier 2014, un inconnu de 22 ans lance une bombe dans le milieu de Saint-Germain-des-Prés, où dans En finir avec Eddy Bellgueule, il raconte sa vie, celle d’un jeune homosexuel dans la province du Nord, cette zone ultra-précarisée laissée-pour-compte par la société, pauvre et homophobe.
Edouard Louis est devenu d’emblée le phénomène qui allait influencer ces années. D’autant qu’il sera suivi de près, un an plus tard, par le premier tome de Vernon Subutex de Virginie Despentes : un très ample roman balzacien (mais bien contemporain) qui, mieux que tout autre, a su saisir son temps et une France de plus en plus dure et clivée.
Avec ses trois volumes, fresque aussi drôle que cruelle, Despentes visite avec une lucidité tranchante toutes les strates de la société, des grands bourgeois d’extrême droite aux SDF qu’on abandonne sans un regard à leur triste sort, des femmes harcelées aux femmes voilées, des bobos branchés à l’extrême gauche. Le tout avec un humanisme, une empathie, une humanité magnifiques, pendant qu’Eric Zemmour, devenait un autre phénomène en librairie de la décennie.
Une littérature encore plus politique
La littérature, sans pour autant perdre de sa subjectivité, va donc devenir encore plus politique dans les années 2010, refléter les soubresauts de dix années marquées par les attentats terroristes islamistes.
C’est une jeune romancière franco-marocaine, Leïla Slimani, qui remportera le prix Goncourt en 2016 pour un roman hautement politique, Chanson douce, qui ne parle pourtant pas de l’Islam, mais aussi, comme ses prédécesseurs, du malaise qu’il y a à vivre dans une ville nantie alors qu’on souffre de pauvreté.
On ne peut pas s’empêcher de penser que la jeune femme a aussi été remarquée pour ses interventions toujours brillantes dans la presse sur l’Islam et l’islamophobie en ces temps plus que troublés.
Impossible d’ailleurs de terminer ce bilan des années 2010 sans parler de l’attentat de Charlie Hebdo et du livre de Philippe Lançon – grièvement blessé lors de l’attaque et qui a vu ses amis mourir. Publié l’année dernière, prix Femina, le magnifique Lambeau a prouvé qu’il n’y a pas l’individu (littérature de soi) d’un côté, et le réel et le monde de l’autre.
Les deux sont intrinsèquement liés, pour le meilleur et pour le pire – ou comment les troubles du monde et l’irruption du réel le plus violent, un attentat meurtrier, ont un impact sur l’intimité d’un être. Sur notre intimité à tous.
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