Si le volume du nombre de séries rognant notre temps de sommeil a explosé, c’est au bénéfice d’œuvres mettant en scène des hommes tourmentés et des femmes puissantes, au sein de narrations de moins en moins binaire.
En matière de télévision, l’industrie décide souvent des tendances à la place des artistes, et accessoirement, de celles et ceux qui les chérissent. En dix ans, les cernes ont pris le pouvoir sur nos visages, perfides alliés de nuits tronquées par les masses d’épisodes offertes à notre désir de fiction. Pour un peu, on parlerait d’une nouvelle monnaie : le temps de sommeil disponible. Les chiffres parlent tous seuls. Des usines d’Hollywood sortaient un peu plus de deux cents séries par an à la fin des années 2000 et c’était déjà beaucoup.
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Aujourd’hui, nous en sommes à peu près au triple, sans compter l’internationalisation radicale en cours, d’Israël à l’Inde, bientôt. La première et la plus grande révolution des années 2010 aura donc été celle du volume. La course à l’armement sériel était déjà prégnante depuis l’arrivée des chaînes du câble dans les années 1990-2000, mais le débarquement de Netflix en 2013 a ouvert l’ère du streaming, même si House of Cards, son étendard d’alors, n’a en rien marqué l’histoire formelle du genre. Alors que Apple et Disney – après Amazon – se joignent ces mois-ci à la bataille avec quelques milliards de dollars à dépenser, tout porte à croire qu’un changement de paradigme a eu lieu.
Exit les grands anti-héros masculins
Le plus tentant serait d’affirmer que le paradoxe de ces années ultradorées aura été de ne pas produire de chefs-d’œuvre comme la décennie précédente – The Wire, Les Soprano, nos amours. C’est faux. Une certaine façon de faire des chefs-d’œuvre a néanmoins disparu. Il y a dix ans, Don Draper, le beau gosse fatigué de Mad Men, était encore debout ; Walter White, de Breaking Bad, avançait dans la vie en improbable néo-Parrain.
La décennie les a enterrés en beauté, ces “hommes tourmentés” (pour reprendre le titre du livre du journaliste américain Brett Martin consacré aux grands anti-héros masculins contemporains, paru en 2013), désormais relégués au statut de reliques. Dès 2012, Girls sonnait à Brooklyn la charge d’un monde créatif enfin ouvert pleinement au féminin, avec son héroïne incarnée par la créatrice Lena Dunham, Hannah, toute entière tendue vers l’affirmation de son corps, de ses histoires, de ses visions, quand bien même cela impliquait, dans un magnifique épisode de la dernière saison, de montrer sans érotisme particulier son sexe touffu prenant le soleil, exactement.
Un art ouvertement féministe
Cyniquement peut-être, les séries ont toujours accueilli des personnages féminins puissants, l’industrie s’adressant historiquement aux “femmes au foyer”. Mais les années 2010 ont vu tout autre chose émerger : un art féministe écrit, joué, mis en scène par une génération soudain autorisée à s’exprimer. Il y a eu Jill Soloway (désormais non binaire) à la tête de Transparent, une comédie familiale qui raconte le coming out trans d’une septuagénaire, puis de I Love Dick, sommet de fantaisie militante, plaidoyer pour des sexualités circulaires et réellement jouissives.
Tout cela – et aussi Big Little Lies, Handmaid’s Tale, notamment – avant que la queen Phoebe Waller-Bridge ne mette tout le monde d’accord grâce aux deux saisons quasiment parfaites de Fleabag, l’odyssée drôle/suffocante d’une trentenaire accablée par le deuil, cherchant un chemin intime de réconciliation avec le monde. Qui n’aurait pas ce problème ? Tous les Game of Thrones de la terre ne valent pas les douze épisodes imaginés par cette Anglaise devenue l’icône d’une époque où les séries dominent le champ culturel.
Mais pour combien de temps, au fait ? Les grandes réussites du classicisme comme The Americans ont été trop rares. La profusion n’a pas rendu le niveau moyen meilleur. Elle a pourtant permis l’éclosion de voix autrefois tues et la naissance d’expériences inédites, tordant le champ de ce que l’on est en droit d’appeler des séries.
Sophistication extrême
Avec ses incessantes boucles temporelles, This Is Us a compris qu’un grand récit populaire devait désormais viser l’extrême sophistication. Toutes deux apparues durant la deuxième partie de la décennie, Atlanta de Donald Glover et Twin Peaks: The Return de David Lynch ont explosé les cadres narratifs admis pour imaginer une onde de récits vaporeux et hantés. En poussant le médium à bout, comme le fait aussi aujourd’hui Watchmen de Damon Lindelof, peut-on lui inventer un futur ? C’est évidemment la question des années qui s’ouvrent, aussi effrayante qu’excitante.
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