Depuis 2013, la revue Fisheye décrypte le monde par la photographie. Le tout avec un point de vue contemporain, à l’heure où les photographes investissent Instagram et où la notion d’auteur prime sur celle de professionnelle.
La revue dépasse régulièrement les vingt mille ventes en kiosques et peut se targuer de compter plus d’une dizaine de milliers d’abonnés en seulement cinq années d’existence. Par les temps qui courent où les annonces de fermetures de magazines ou de médias en ligne tombent les unes après les autres, le bilan de Fisheye sonne comme un miracle.
Ce succès part d’une désillusion liée à la presse écrite. Il faut remonter à 1998, Benoît Baume, son fondateur, est alors en stage chez Libération. Rapidement, le jeune journaliste se frotte à la réalité : la presse ne va déjà plus si bien. “Je suis arrivé au moment où Libération sortait de Libé 3, une période assez compliquée pour le journal, raconte-t-il. Il y avait plus de cent pages quotidiennes à alimenter, il fallait énormément de monde. Puis les licenciements ont commencé. J’ai réalisé que faire un média sans argent était compliqué et très frustrant.”
Marqué par ce constat, Benoît Baume poursuit sa carrière, enchaînant piges et contrats courts au Nouvel Observateur ainsi qu’au sein de différentes rédactions photographiques. A l’instar d’Images, où il passera de rédacteur à directeur de la rédaction. “Malgré le développement du magazine, Images restait classique et ne représentait pas ce que la photo était en train de devenir avec l’apparition d’Internet.” La décision est prise : Benoît Baume quitte la rédaction fin 2012 et repart de zéro avec l’ambition de créer son propre magazine : Fisheye.
Partir de la photographie pour raconter l’histoire
Le 18 juin 2013, le premier numéro est en kiosque. Avec une volonté évidente : décrypter le monde grâce à l’image photographique, tout en représentant l’ère du temps. Le fondateur et directeur de la publication détaille : “L’idée était de faire un magazine centré autour des auteurs sans se demander s’ils venaient d’internet ou des musées. Et tout ça en parlant du monde. On ne part pas des histoires, on part des photos pour raconter l’Histoire”. Un mouvement à l’envers de la tendance générale : “Chez les concurrents, les couv’ sont souvent dédiées à Salgado, Cartier-Bresson ou Depardon. On ne les mettra jamais. Nous sommes le magazine d’une photographie vivante, dynamique”.
Pour se différencier de son concurrent Polka, Fisheye mise sur une ligne éditoriale plus connectée aux nouveaux comportements numériques et plus lifestyle. Le nom de la revue lui-même est d’ailleurs un clin d’œil à cette volonté contemporaine : “On voulait un média avec un côté plus jeune, une vision large sur le monde. Or, l’objectif Fisheye est celui qui donne la vision la plus large possible. Il y a un côté générationnel. Les optiques Fisheye déforment beaucoup, ce qui les rend moins chers et souvent utilisés par les jeunes. Ceux qui photographiaient au Fisheye étaient souvent des photographes de moins de trente ans, du milieu de la street, du skate. Le nom est un clin d’oeil générationnel”.
Pour Benoît Baume, chaque mot a son importance. Au terme de photographe, il préfère celui d’auteur. Et désire s’intéresser au temps consacré aux séries photographiques plutôt qu’à la distinction entre professionnel et amateur, devenue de plus en plus poreuse “et presque uniquement administrative” avec l’apparition d’Internet, ainsi qu’avec le statut d’auto-entrepreneur photographe, prisé par de plus en plus de Français. Pourtant, cette dichotomie reste selon lui trop souvent utilisée, notamment par la presse photo : “Avant, les magazines photos ne publiaient que des photos de photographes connus qui avaient une légitimité et qui venaient des musées. Tous les autres étaient considérés comme n’ayant pas le droit d’être cités. Or, toute une nouvelle génération d’auteurs est apparue, uniquement sur Internet. De vrais auteurs, qui avaient plein de choses à dire, que ça soit sur Skyblog, Instagram ou Tumblr”. Si un mépris de la part de certains photographes envers Instagram était visible il y a encore cinq ans, la question ne se ne pose plus aujourd’hui selon le directeur de la rédaction : “Instagram est un média qui donne une prime aux auteurs, il y a une valorisation des contenus de qualité, ce qui – je pense – est un cas unique dans les réseaux sociaux”.
Avec une démocratisation croissante de l’intérêt pour la photographie et une augmentation du nombre de photographes, Fisheye tend à donner des clés de lecture et réalise un travail de défricheur. Mais ce nombre en constante augmentation d’auteurs apporte également un problème : “Tous les jours, je vois des artistes que j’aurais aimé découvrir et que j’ai l’impression d’avoir raté. C’est à la fois le grand bonheur et le problème de la photographie. Mais même si nous n’avons pas découvert les auteurs, ça n’empêche pas d’en parler et de les mettre en avant par la suite”. Il poursuit : “Selon moi, ce qui va distinguer un auteur d’un autre, c’est le temps qu’il va passer sur ses sujets. La notion qui est primordiale est celle de série photographique. Elle distingue celui qui va prendre son appareil photo le dimanche pour capturer de manière opportuniste ce qui passe devant lui de celui qui va faire une démarche intellectualisée”.
Femmes photographes, un combat toujours en cours
Au-delà des questions liées au numérique, Fisheye accorde une place toute particulières aux avancées contemporaines, à l’instar de la place des femmes dans le milieu photographique. Au sein de l’équipe, composée d’environ trente salariés, 50% sont des femmes. Benoît Baume explique : “Nous n’avons pas attendu l’affaire Weinstein pour que la place des femmes soit une affaire importante. Quelques mois avant que le scandale n’éclate, nous avions d’ailleurs sorti un hors-série dédié aux femmes photographes. Avec un manifeste signé par plus de 5 000 personnes. On a été les premiers à quantifier la chose avec des chiffres marquants : si six élèves sur dix sont des femmes en école de photo, seulement 25% des expositions photographiques des grands festivals sont réalisées par des femmes. Il y a un décalage très fort entre l’éducation et la réalité. En novembre dernier, nous avions également interrogé dix femmes issues du milieu de la photographie.”
Au-delà de ces numéros spéciaux, le directeur de la rédaction écrivait il y a dix mois un édito cinglant sur le comportement déplacé du célèbre photographe William Klein. Quasiment un an après, il se souvient du grand retentissement qu’a eu son texte dans le milieu :“Cet édito m’a valu beaucoup de critiques. Mais j’ai pu être témoin de comportements de William Klein qui me semblaient absolument déplacés, appuyés par plusieurs témoignages assez forts. Je sais que c’est un sujet compliqué car c’est un photographe très reconnu et âgé de plus de quatre-vingt-dix ans. Certains m’ont rétorqué ‘comment quelqu’un en fauteuil roulant pourrait attaquer une femme’. Je ne peux pas témoigner de ce qu’il a fait dans l’ensemble de sa vie, mais dans ces dix dernières années, ce monsieur n’a pas eu des comportements normaux.”
La diversification comme clé de réussite
Malgré le succès de la revue – entre 17 000 et 22 000 ventes en kiosque et 10 500 abonnés papier – la tête pensante de Fisheye n’oublie pas la règle première qu’il s’est fixée : le succès ne peut dépendre uniquement des revenus des ventes en kiosques (trop variable) et du marché de la publicité (qui l’est tout autant). Fisheye doit porter son propre business model et devenir une agence pouvant proposer son expertise à des clients du milieu. Elle le fait notamment pour le site de la Fnac et sa rubrique Labo (un guide d’achats et comparatifs de nombreux produits réalisés par des experts).
La revue s’est aussi diversifiée grâce à deux galeries – l’une à Paris et l’autre à Arles – ainsi qu’une activité d’édition, d’ingénierie culturelle, le rachat du site Lense.fr et la création d’un festival dédié à la réalité virtuelle. “Cette diversification a permis d’éviter les compromis sur le papier, la diffusion, la promotion et la rémunération des photographes et auteurs”. Bilan : le magazine continue aujourd’hui de fonctionner en auto-financement.
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Et les projets ne s’arrêtent pas là. En février, Fisheye ouvrira un espace entièrement dédié à la réalité virtuelle au Palais de Tokyo : le Palais Virtuel. Benoît Baume détaille : “Sur les trois œuvres présentées, deux sont co-produites. Tout ça est lié à un festival qu’on a monté, le VR Arles Festival, où on met en avant des auteurs. Cet intérêt pour la réalité virtuelle est parti du constat que la VR restait aux mains des techniciens, sans penser aux auteurs qui s’en emparaient”. De plus, Fisheye souhaite développer des objets photographiques issus de la rencontre entre design et photographes. Enfin, l’ultime désir d’expansion repose sur l’international, avec une première expérimentation de version chinoise du magazine en 2018. Un pays où la censure continue de régner, notamment dans le domaine photographique… Et Fisheye occupe d’ores et déjà une place importante à l’étranger à en croire les chiffres Instagram. En effet, le hashtag #fisheyelemag est utilisé dans 535 000 publications, dont 80% à l’étranger. Preuve que cette belle histoire pourrait bien s’exporter…