Mads Mikkelsen en marchand de chevaux assoiffé de justice dans un drame historique au souffle romanesque.
Jusqu’à présent, aucun des deux films de fiction d’Arnaud des Pallières (Adieu et Parc) ne nous avait totalement convaincus – la qualité de son oeuvre documentaire (Drancy avenir ou Disneyland, mon vieux pays natal), étant par ailleurs indiscutable. Même ses essais documentaires à base d’archives (Diane Wellington, Poussières d’Amérique) nous avaient laissés un peu dubitatifs, ne nous semblant pas à la hauteur du grand talent qu’on a toujours senti bouillir en lui sans qu’il en apporte la preuve définitive. Comme si ce cinéaste singulier choisissait des sujets trop petits pour lui, comme s’il leur appliquait une forme bien trop grande…
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Michael Kohlhaas est donc la première bonne nouvelle dans la carrière de des Pallières, qui semble avoir enfin trouvé un sujet et un auteur (un texte magnifique et solide de Kleist, inspiré de faits réels) dont il serait digne. L’adéquation entre la forme et le fond est parfaite. Tout au long du film règnent une austérité et un souffle romanesque qui font bon ménage. D’un côté, un personnage minéral, intransigeant, radical, interprété avec fougue et retenue par un Mads Mikkelsen qui n’en fait jamais trop (ça lui est arrivé par le passé) et une mise en scène très cadrée, très rigide elle aussi. De l’autre, une nature à la palette de couleurs limitée, mais qui reflète au plus près les sentiments violents qui habitent les hommes (c’est la définition même du romantisme).
L’action se déroule au XVIe siècle dans les Cévennes (terre protestante) et raconte l’histoire d’un éleveur et marchand de chevaux, heureux en amour et en affaires. Mais un jour, deux de ses chevaux sont retenus par un petit seigneur qui fait encore usage de pratiques féodales pourtant dépassées. Quand Michael Kohlhaas finit par récupérer ses chevaux, ils ont été maltraités. Il intente un procès au petit seigneur, qui le gagne. Alors Kohlhaas, parce qu’il croit en la justice mais qu’elle n’a pas voulu l’entendre, va prendre les armes pour la faire régner par lui-même.
Quand Kleist écrit cette nouvelle, en 1810, l’Europe est à un tournant. Les monarchies et empires régnants ont été bousculés par les idées révolutionnaires en marche. L’écrivain s’est enthousiasmé pour Bonaparte, il déteste Napoléon. Il a aussi lu Kant. Connaît son impératif catégorique énoncé dans Fondements de la métaphysique des moeurs, paru en 1785. On peut y lire notamment : “Agis seulement d’après la maxime grâce à laquelle tu peux vouloir en même temps qu’elle devienne une loi universelle” et “Agis de façon telle que tu traites l’humanité, aussi bien dans ta personne que dans toute autre, toujours en même temps comme fin, et jamais simplement comme moyen”.
Michael Kohlhaas met en scène un homme de bien qui va devenir un hors-la-loi afin d’obtenir justice. Mais si tout le monde faisait comme lui, à quoi ressemblerait le monde ? N’a-t-il pas entraîné avec lui des hommes dans des combats où ils n’étaient plus que des armes, donc des moyens ? C’est à peu près ce que va lui reprocher le personnage du pasteur (Denis Lavant) : on ne peut rendre la justice par le crime.
Un débat moral auquel la princesse qui règne sur la région (Roxane Duran) va elle-même être confrontée : comment réparer l’affront qu’a subi Kohlhaas, mais comment aussi le punir pour les crimes qu’il a commis ? La réponse sera aussi absurde qu’administrative, et l’on n’est pas surpris d’apprendre à quel point Franz Kafka adorait ce texte de Kleist…
Deux heures durant, Arnaud des Pallières nous aura passionnés pour une question morale à laquelle le monde contemporain se trouve toujours confronté, avec des réponses pas toujours convaincantes ni définitives : où se situe la frontière entre la lutte armée politique et le meurtre ? Entre la résistance à l’oppression et le terrorisme ?
Jean-Baptiste Morain
Michael Kohlhaas d’Arnaud des Pallières, avec Mads Mikkelsen, Mélusine Mayance, Roxane Duran (Fr., All., 2013, 2 h 02)
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