Le 10 janvier, la Commission électorale nationale indépendante (Céni) a annoncé la victoire de Félix Tshisekedi aux élections présidentielles qui ont eu lieu le 30 décembre. Des résultats contestés par l’opposition et certains observateurs présents sur place. Décryptage de la situation avec Pierre Jacquemot, maître de conférences à l’Institut d’Etudes Politiques (IEP) de Paris et ancien ambassadeur de France en République Démocratique du Congo.
Jeudi, vers trois heures du matin, les premiers chiffres de la Céni sont tombés : le candidat de l’opposition Félix Tshisekedi est provisoirement élu président de la RDC avec 38,57 % des voix. Face à lui, Martin Fayulu, également candidat de l’opposition, conteste les résultats. Officiellement en deuxième position avec 34,83 % des voix, il dénonce un « montage éhonté ». Car, selon lui, « ces résultats n’ont rien à voir avec la vérité des urnes. » Samedi matin, les avocats de Fayulu ont déposé un recours à la Cour constitutionnelle, qui aura sept jours pour l’examiner et se prononcer.
Les yeux rivés sur les observateurs de l’Eglise
Il est vrai qu’ils ne correspondent pas aux chiffres annoncés par la Conférence épiscopale nationale du Congo (CENCO), qui était présente sur place au moment du vote et des dépouillements. Son porte-parole, l’abbé Donatien Nshole, a affirmé que « les résultats […] tels que publiés par la CENI ne correspondent pas aux données collectées par notre mission d’observation ». Pour Pierre Jacquemot, cette situation provoque un certain malaise pour Félix Tshisekedi, « surtout quand on connaît le poids de l’Eglise catholique qui est considérable dans le jeu politique depuis les années 1990. Si on se met à dos l’archevêque de Kinshasa, ce qui visiblement est le cas, on est mal. »
Mais l’Eglise n’a pas encore annoncé ses chiffres et le candidat qu’elle estime être le gagnant des élections. Bien que tout le monde ait compris qu’il s’agissait de Martin Fayulu, ce silence peut poser quelques questions. Pour Pierre Jacquemot, cela peut s’expliquer par le fait que « s’ils persistent à dire que le candidat n’est pas le bon et que ça suscite de la violence en ville, on va les accuser d’être responsables de ces débordements ».
Une possible alliance entre Joseph Kabila et Félix Tshisekedi
D’après les membres de la coalition Lamuka (« réveille-toi », en lingala) dont Martin Fayulu est à la tête, il serait question d’un partage des pouvoirs entre le Front commun pour le Congo (FCC) de Jospeh Kabila et le Cap pour le changement (Cach) de Félix Tshisekedi. D’après Pierre Jacquemot, « ce qui est possible, c’est que le clan Kabila et Kabila lui-même se soient rendu compte que leur candidat n’avait aucune chance de gagner – ce qui est le cas parce qu’il a 20% des voix – sur la base de sondages et d’un certain nombre d’indications. Ils ont donc pu attendre l’annonce des résultats du vote et passer un accord avec Tshisekedi. »
Au pouvoir depuis plus de 20 ans, le clan Kabila est suspecté de tremper dans des affaires de fraudes et de violations des droits de l’homme. En sachant que Martin Fayulu est allié avec Jean-Pierre Bemba et Moïse Katumbi, deux ennemis du président alors en place, il pouvait craindre que la situation se retourne contre lui. Il avait donc tout à gagner de passer un accord avec Felix Tshisekedi.
Ce dernier est pourtant le fils d’une des principales figures d’opposition au clan Kabila, Etienne Tshisekedi. Mais en novembre dernier, après avoir élu Martin Fayulu comme candidat commun de l’opposition, il s’est finalement rétracté pour se présenter avec Vital Kamerhe, ancien président de l’Assemblée nationale passé à l’opposition. Alors, pour Pierre Jacquemot, « Il est assez naturel de penser que la victoire de Tshisekedi arrangeait le clan Kabila et qu’il y a eu un accord passé et peut-être, pourquoi pas, qu’ils aient tout fait pour que Tshisekedi passe. «
Des élections à risques
Ces élections présidentielles détiennent un caractère exceptionnel. Bien qu’elles aient été reportées à trois reprises, c’est la première fois depuis l’indépendance du pays qu’un président en place accepte de renoncer à un troisième mandat pour permettre une transition pacifique du pouvoir. Mais sont-elles vraiment démocratiques pour autant ? A en croire les suspicions émises par les différents observateurs, des fraudes auraient été observées au moment des dépouillements.
Pour une partie du peuple congolais qui considérait déjà Félix Tshisekedi comme un traitre – du fait qu’il se soit présenté aux élections après avoir élu Martin Fayulu comme candidat commun de l’opposition –, les suspicions émises par rapport à son élection ne risquent pas d’arranger la situation.
D’autant plus si sa coalition avec Joseph Kabila devait être confirmée. D’après Pierre Jacquemot, « les Congolais attendent d’avoir d’autres têtes au pouvoir, ils en ont vraiment marre de toute cette clique qui distribue des rentes depuis vingt ans. Donc ils attendent un pouvoir beaucoup plus soucieux du bien commun, beaucoup plus en phase avec les préoccupations de la population. » L’alliance Tshisekedi-Kabila ne serait donc pas du tout vu d’un bon œil et pourrait provoquer de nombreuses manifestations. Car, d’après le chercheur, « à Kinshasa, il suffit d’une étincelle pour allumer la ville et occasionner des violences comme ça a été le cas souvent dans le passé ».