La confrontation et l’amitié naissante d’un grand pianiste noir et de son chauffeur blanc dans l’Amérique raciste des années 1960. Un buddy movie interracial brillamment mené.
Certains films avancent masqués, changeant parfois même de masque en cours de route pour mieux tromper leurs spectateurs ; d’autres marchent au contraire en ligne droite, ne cherchant jamais à prendre le contre-pied des attentes qu’ils ont formulées plus tôt ; Green Book : Sur les routes du Sud, lui, n’est aucun des deux.
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Ou alors un peu des deux : on le croit longtemps évident, limite édifiant, puis il révèle peu à peu sa complexité sous les couches primaires, sans toutefois que cela soit vécu comme un coup de théâtre. C’est que tout est là, dès le début, bien en apparence, mais qu’il faut insister pour le voir, comme une “lettre volée” laissée négligemment sur le bureau afin qu’elle soit paradoxalement difficile à retrouver.
Examinons ses couches primaires, d’abord. Le Green Book était un petit guide (vert, du coup) édité jusqu’en 1966, qui compilait, non pas les meilleures adresses, hôtels et restaurants des routes racistes du sud des Etats-Unis, mais plus cruellement les seuls accessibles aux Noirs. Ce petit livre, pourtant, n’apparaît qu’une ou deux fois à l’écran, et n’est pas le véritable sujet du premier long métrage de Peter Farrelly – son treizième si l’on compte ceux coréalisés avec son frère Bobby, ici absent pour des raisons conjoncturelles. Il est un prétexte pour raconter une histoire vraie, de celles dont Hollywood raffole, un buddy movie interracial, aux senteurs de feel good et à la morale sauve, histoire de bien lancer la saison des oscars…
L’histoire est la suivante. Don Shirley était un pianiste virtuose, riche et noir, doué dans tous les styles, qui décida en 1962 de partir en tournée dans le Deep South encore violemment ségrégué. Pour ce faire, il s’accompagna de deux musiciens, mais surtout d’un chauffeur-garde du corps-valet, nommé Tony “Lip” Vallelonga, canaille italo-américaine recrutée pour veiller sur les arrières du génie et s’assurer qu’il arrive à bon port.
Tony Lip, à en croire l’histoire qu’en fait son fils Nick Vallelonga à partir de la correspondance et des récits oraux de son père, était aussi rustre que Shirley distingué, et pourtant les deux tireront de cette expérience une amitié profonde, chacun s’étant enrichi du regard de l’autre – ce qui annule d’ailleurs le procès en “white savior” (ou complexe du sauveur blanc) fait par certains aux Etats-Unis, dans la mesure où Tony est autant sauvé par Don que réciproquement.
Bien. “L’appât à oscars”, comme disent les Américains, est posé. Encore faut-il l’armer. Et Peter Farrelly s’y révèle d’une très grande habileté. Assurément l’un des derniers grands cinéastes burlesques (c’est-à-dire capables de jouer avec le corps et l’espace), le réalisateur de Mary à tout prix ou Deux en un déploie ici son art du placement et du découpage classique, moins pour provoquer le rire que pour révéler, subtilement, les lignes de force sous-jacentes (dans la voiture qui sert de décor principal, rien n’est ainsi laissé au hasard). Et le gag burlesque, habituel ressort des frères, laisse ici place à un comique de dialogue et de situation extrêmement raffiné, à double ou parfois triple détente (avec la nourriture ou le caillou volé, par exemple), qui rappelle un peu le cinéma de Frank Capra ou, moins loin et moins écrasant, celui de John Landis.
Un comique qui repose largement sur les acteurs : les fabuleux Mahershala Ali et Viggo Mortensen, accompagnés de la non moins excellente Linda Cardellini (qui joue la femme de Lip). Il existe toujours un risque à s’aventurer dans le contre-emploi ; risque décuplé, dans le cas de Mortensen, par sa composition très marquée d’un ragazzo scorsesien qui ne lui ressemble aucunement. Or c’est précisément parce qu’il ne mégote pas, parce qu’il assume la part de bouffonnerie du rôle (exactement comme il assumait celle du mafieux russe dans Les Promesses de l’ombre de Cronenberg), qu’il est éblouissant.
Mais c’est encore ailleurs que le film décoche ses meilleures flèches : lorsqu’il dévoile comment, derrière les logiques raciales, la lutte des classes fonctionne à plein, même lorsqu’elle est, en quelque sorte, retournée. L’habitude, dans la fiction, est d’associer les Blancs aux bourgeois, les Noirs aux prolétaires.
Mais que se passe-t-il dès lors qu’on inverse ? Les scènes les plus fortes de Green Book, ses plus troublantes, sont ainsi celles qui montrent le mépris de Shirley vis-à-vis d’autres Noirs, de classe inférieure – à l’hôtel ou dans les champs de coton, de façon saisissante. Il n’est pas de leur monde, et ne cherche pas à se (ni à nous) le faire croire. A l’inverse, Tony Lip, montré comme raciste au début du film, partage la culture prolo alors dominée par les Afro-Américains (soul music et soul food). Et si l’amitié finira bien par les rapprocher, la béance qui sépare leur univers, elle, demeure.
Green Book : Sur les routes du Sud de Peter Farrelly (E.-U., 2019, 2 h 10)
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