La cinéaste de « White Material » revient avec un film noir sur les mystères du désir féminin.
Une nuit, dans les quartiers chic de Paris. Dehors, une pluie violente s’abat sur le bitume où gît le corps d’un homme, mort, visiblement défenestré. Quelques rues plus loin, une jeune femme (Lola Créton, mutique) avance nue au milieu de la voie, tandis qu’une coulée de sang s’échappe de son entrejambe. Elle semble perdue, abasourdie, mais aussi, plus étrangement, épanouie : il y a quelque chose, dans son regard sur lequel s’attarde la caméra, de l’ordre d’une jouissance, d’un désir satisfait. Juliette, c’est son prénom, porte sur son corps les marques de violences sexuelles : elle a été pénétrée à plusieurs reprises par des objets divers, et doit subir une opération de reconstruction vaginale, nous apprend un médecin aux traits familiers (Alex Descas). Mais il y a plus troublant encore : sur son lit d’hôpital, au réveil, la jeune femme abusée semble éprouver un manque ; elle réclame son tortionnaire, dit qu’elle l’aime, et que de toute façon personne ne peut comprendre.
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Sa mère, impuissante, dévastée par le chagrin et la culpabilité, décide alors de faire appel à un oncle mystérieux, un marin solitaire (Vincent Lindon) qui abandonne son navire pour se rendre au chevet de la victime. Il sera son ange gardien et son justicier, lancé dans une quête de vengeance qui le mènera sur la piste d’une organisation pédophile dirigée par un mafieux, dont il séduira aussi la femme (Chiara Mastroianni). Peut-être faut-il préciser que tout cela se passe essentiellement de nuit, dans des espaces clos, baignés d’une lumière blafarde et saturés de boucles hypnotiques des Tindersticks, pour bien saisir la vibration électrique et la beauté vénéneuse du nouveau film de Claire Denis, Les Salauds.
Trois ans après l’ampleur romanesque de son conte africain White Material, la cinéaste nous revient avec cet objet fragile et urgent, qui semble changer radicalement d’ambition : dans ses méthodes de tournage, expéditives, comme dans son économie narrative, Les Salauds est une authentique série B. Un récit de vengeance, inscrit dans la grammaire la plus classique du film noir, dont il épouse tous les codes et figures imposées : ici des personnages de crapules ombrageuses, là un héros pur aux attributs virils ou encore une blonde incendiaire, pas tout à fait innocente.
Mais cette piste du simple polar est évidemment trompeuse chez Claire Denis, qui reprend les archétypes du genre ou ses schémas narratifs pour mieux les vider de leur substance, les détourner vers une nouvelle expérience : une sorte d’hypnose onirique. A mesure que l’histoire de Juliette et de son martyr sexuel se découvre, dévoilant tout un réseau de culpabilités et de désirs contaminés par l’argent, le film devient ainsi plus troublé et indéchiffrable. Il adopte la forme d’un cauchemar envoûtant aux contours incertains, une abstraction lynchienne (où l’on pense à Lost Highway et sa manière équivalente de diriger le polar vers un territoire purement mental), irriguée par les éclats de mise en scène de Claire Denis, par sa capacité unique à créer une atmosphère en un seul plan.
C’est une manière de filmer à l’épiderme, de regarder toute chose (la peau, la pluie, la route) comme des matières vivantes, qui atteint son climax lors de scènes de baise proprement ahurissantes, sensuelles et brutales – très proches de ce que pouvait faire David Cronenberg dans A History of violence. Filmé par Claire Denis, le sexe est à la fois le lieu de la passion et de la haine, du désir et du danger, de la caresse et de la morsure (Trouble Every Day) : une énigme dont la cinéaste explore ici les fanges les plus souterraines et perverses, cette ambiguïté que l’on croyait distinguer dans le regard de Juliette.
Au cœur de ce film noir et pulsionnel, qui fouille les mystères du désir féminin, chemine ainsi une idée pour le moins subversive : et si, au fond, la jouissance n’était possible que dans l’impureté, le scandale ? S’il fallait souffrir d’aimer un salaud pour être pleinement comblée ?
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