Dans une longue lettre bouleversante à son complice Pierre Dumayet, disparu en 2011, Robert Bober estime que Par instants, la vie n’est pas sûre. En texte, en images et en boucles, un récit protéiforme de haute littérature qui résonne en nous comme une ode à la fraternité et à l’amitié.
Par instants, la vie n’est pas sûre de Robert Bober fait songer à une photographie prise en 1987 par Hervé Guibert. Une photographie de sa bibliothèque où se serrent beaucoup de livres en diverses positions, dont certaines instables, mais aussi, devant les livres, des portraits de beaux garçons et de jolies filles, et des cartes postales de peintures, dont une série d’autoportraits de Rembrandt. Cette photographie est devenue elle-même une carte postale qu’on peut à son tour poser sur une étagère de sa bibliothèque.
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Par instants, la vie n’est pas sûre fait cet effet de foutraque en abyme et on peut parier que la bibliothèque de Bober doit elle aussi hésiter entre le bazar et le rangement, le bazar étant bien entendu une forme suprême de rangement. Devant la bibliothèque idéalement détraquée qu’est ce livre, coordination de textes et de photographies (Walker Evans, Robert Doisneau, Willy Ronis, Cartier-Bresson), on se demande, autant à le lire qu’à le regarder, ce qui s’y noue et s’y dénoue, tient debout ou menace de s’effondrer, entre tour de Babel et tour de Pise.
Le titre est une citation empruntée à Pierre Dumayet, qui, de 1953 à 1994, fut un fameux passeur de littérature dans ses émissions pour la télévision (Lecture pour tous, Lire c’est vivre). Robert Bober y collabora assidûment, tout en cousant par ailleurs sa propre toile d’ancien tailleur (entre autres Récits d’Ellis Island, avec Georges Perec). Le livre de Dumayet s’appelle La Nonchalance (1990), un texte court, fait de petits pas et de volte-face.
En toute admiration
Robert Bober, par retour d’amitié, écrit à Dumayet une lettre qu’il ne lira pas puisqu’il est décédé le 17 novembre 2011, « le jour de mes quatre-vingts ans. L’âge que tu avais lorsque, au téléphone un matin, tu m’as dit : ‘Ça y est, j’ai décidé d’être vieux.” Même si le récit s’ouvre par une histoire juive hilarante, ça serre le cœur de comprendre que tout est écrit d’outre-voix vers l’outre-tombe. Mais une citation de Berg et Beck du même Robert Bober sert de sauf-conduit : “De toutes façons, il faut que je continue de t’écrire et ce n’est pas parce que tu ne répondras pas que l’histoire va devoir se passer de toi.”
Au rythme d’un sens troublant de la durée percent des anecdotes ténues et pourtant cruciales, qui ne surgissent pas tant de la mémoire que de l’oubli
A la mort d’Erik Satie, on découvrit dans son appartement des monceaux de lettres qu’il n’avait jamais ouvertes mais auxquelles il répondait si son correspondant avait noté son adresse au dos de l’enveloppe. Pierre Dumayet ne lira jamais la longue lettre de Robert Bober et n’y répondra pas (à moins que par quelque table tournante…), mais elle lui est adressée en toute admiration, ce qui vaut bien des dialogues.
Au rythme d’un sens troublant de la durée percent des anecdotes ténues et pourtant cruciales, qui ne surgissent pas tant de la mémoire que de l’oubli. Une autobiographie ? Errant et doutant, Bober préfère dire : “J’appelle des visages, des souvenirs, et ce ne sont pas toujours ceux que j’appelle qui se présentent. Et comme s’ils n’attendaient que ça, ils affluent, en vrac, se donnant la main. Je les accueille sans savoir où ils vont me conduire, ni ce qu’ils vont produire.”
Histoires déviantes
Bober est comme le meneur de jeu qui soliloque au début de La Ronde, filmé par Max Ophüls : “Qu’est-ce que je viens faire dans cette histoire ? Je suis l’auteur, un compère, un passant ? Je suis vous… et votre désir de tout connaître.” Et aussi : “Les hommes ne voient qu’un seul aspect des choses, moi je les vois tous, parce que je vois en rond et cela me permet d’être partout à la fois.”
Evocation sans nostalgie d’un temps perdu de la littérature où les écrivains ne parlaient pas de leurs livres comme si ça n’était pas eux qui les avaient écrits
Bober écrit en rond ; quelques personnages descendent de son manège pour devenir des personnes, quelques personnes y remontent pour redevenir des personnages : une rencontre mémorable avec Duras, ou tout aussi fracassant, un entretien avec Jojo, lecteur du Pierrot mon ami de Queneau, dont il a souligné frénétiquement quelques passages. Léger détail : Jojo est un singe. A cet instant, c’est certain, la vie n’est pas sûre.
Evocation sans nostalgie d’un temps perdu de la littérature où les écrivains ne parlaient pas de leurs livres comme si ça n’était pas eux qui les avaient écrits, ce récit en chausse-trappes donne surtout consistance à un idéal : inventer non pas une histoire avec un début, des moments de suspense, un dénouement, mais une histoire gorgée d’autres histoires déviantes qui tendent la main au lecteur et le ravissent. Par instants, la vie n’est pas sûre est un rêve de fraternité mijotée où on se sent heureux, malgré tout, malgré nous.
Par instants, la vie n’est pas sûre (P.O.L), 352 p., 21,90 €
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