Clint Eastwood n’est plus passé devant la caméra depuis 2012 et « Une Nouvelle chance ». Il réapparaît cette année dans « La Mule », film crépusculaire où l’acteur joue le rôle d’un passeur pour le cartel mexicain. Un come-back émouvant et brillant pour trois bonnes raisons.
Voilà dix ans que Clint Eastwood n’était pas apparu devant une caméra de cinéma, si l’on excepte le très mineur Une nouvelle chance, un film sur le baseball réalisé par son ami Robert Lorenz. Sa dernière apparition publique marquante avait été télévisuelle, et tout à fait embarrassante pour dire vrai, autour d’une chaise vide lors de l’élection présidentielle de 2012 — lui-même s’en était d’ailleurs excusé. Il fallait donc remonter à 2008 et Gran Torino pour voir Clint dans un film d’Eastwood, tel qu’on l’avait toujours aimé : volontiers bougon, facilement contrarié, psycho-rigide, mais aussi capable de grandeur morale et d’humanité. Le plaisir est grand de le retrouver aujourd’hui dans un rôle proche, celui d’Earl Stone, vieil horticulteur solitaire et aliéné, tenu à l’écart par sa famille, devenant passeur de drogue pour un cartel mexicain, parce qu’il est au-dessus de tout soupçon. Fascinant come-back d’un corps mythique, brillant tour de piste dont rien ne dit qu’il soit le dernier, cette réapparition nous réjouit pour trois raisons.
1. Parce que Clint Eastwood reste un acteur de génie capable de filmer la vieillesse mieux que personne.
Il faut le voir avancer, victorieux, charmeur, chapeau sur la tête, dans un salon d’horticulture ; donner quelques liasses de billets à ses employés au chômage, avant de faire démarrer, tremblant, maugréant, son pickup rouillé ; froncer les sourcils (et chaque ride de son visage parcheminé) face à sa fille et son ex-femme venant de l’admonester lors de fiançailles ; badiner avec des dealers sur-armés, tout en glissant, circonspect, un téléphone portable dans sa poche ; ou encore chanter à tue-tête des standards de sa jeunesse en roulant au trot sur les autoroutes vides du Midwest…
Il faut le voir faire tout ça, regarder attentivement tous ces gestes, qui constituent la matière première de The Mule, bien au-delà de tout discours, pour saisir ce qui anime Clint Eastwood, à 88 ans : extruder toute la vitalité demeurant dans son corps et dans le corps de sa nation — les deux finissant peut-être, parfois, par se confondre —, corps dont il n’a cessé, depuis cinquante ans, de sonder les failles. Il est trop tard pour les combler, le temps manque désormais, alors se dit-il, nous dit-il : prenons tout ce qu’on peut.
2. Parce que sa réapparition permet de clarifier certains malentendus idéologiques
On ne reviendra pas ici sur les prises de position politiques de Clint Eastwood, républicain de fait, libertarien de coeur — c’est à dire, pour résumer, quelqu’un qui croit que l’Etat doit intervenir le moins possible dans la vie des citoyens, mais qui ne se définit pas nécessairement comme conservateur. Si l’on retrouve à l’évidence des traces de cette idéologie dans son cinéma (insistance sur la responsabilité individuelle), il serait erroné d’en faire le simple porte-étendard. Dans un monde régi par le politiquement correct, Earl a un langage, et parfois une attitude parfaitement inappropriée : il rudoie ses employés latinos, traite des mexicains de « haricot rouge », confond des lesbiennes avec des hommes et, suprême blasphème, prononce le mot « negro » devant un couple de voyageurs noirs en panne sur le bord de la route.
S’il ne fait aucun doute que l’Eastwood-citoyen méprise le politiquement correct et l’assistanat, le Eastwood-cinéaste est infiniment plus subtil — comme peut l’être, toutes choses égales par ailleurs, Michel Houellebecq. Caractérisation ne vaut pas exonération. Un type comme Earl, vivant dans le passé, rétif au changement, n’aurait aucune raison de parler autrement. Mais lorsqu’il s’agit de défendre plus faible que lui, nulle hésitation. Le film, constamment, fait l’éloge de la solidarité, du droit à la dignité. Dans une scène narrativement gratuite (et passionnante du fait de cette gratuité), Eastwood montre en outre la peur viscérale ressentie par un conducteur arrêté sur le bas-côté, dont le seul crime est d’avoir la peau foncée, réglant ainsi ses comptes au racisme et aux bavures policières. Il n’y a au fond rien là qui surprendra les connaisseurs de son oeuvre, mais le voir, lui, incarner ces valeurs a quelque chose de rassérénant.
3) Parce que c’est un testament poignant
On ne s’intéresse jamais à une histoire par hasard, a fortiori si on décide de l’habiter à la fois derrière et devant la caméra. En incarnant lui-même Earl Stone, Clint Eastwood insiste à l’évidence sur le caractère personnel de ce film. Son idée principale, répétée plusieurs fois, prend la forme d’un regret : celui d’avoir sacrifié sa vie personnelle sur l’autel de sa passion professionnelle ; d’avoir toute sa vie poursuivi une chimère (des fleurs sublimes mais éphémères) au détriment de sa famille, elle aussi éphémère comme il s’en rendra compte bien (trop) tard. Les plus belles scènes du film, et parmi les plus émouvantes qu’Eastwood ait jamais filmé, impliquent Diane West, qui joue l’épouse divorcée d’Earl. La façon dont le vieil homme, pétri de culpabilité, l’approche maladroitement pour tenter de recoller les morceaux, lui prend la main, et lui lâche, la voix chevrotante « mais on a eu dix belles années tout de même, on peut se parler poliment », est proprement déchirante.
Si rien ne dit que La Mule sera le dernier film d’Eastwood, il revêt néanmoins, à l’évidence, un aspect testamentaire. Rien n’importe plus pour le vieux maître que de voir une dernière fois les visages aimés avant qu’ils ne se fanent pour de bon. Et ses dernières secondes de générique recèlent un trésor : une dédicace « à Pierre ». Pierre, c’est Rissient, le vieux compagnon de route, l’ancien attaché de presse qui œuvra tant pour la reconnaissance, d’abord française puis mondiale, de Clint — et qui, encore juste avant de mourir l’an dernier, se postait systématiquement à la sortie de la salle Warner pour nous demander, à nous critiques, notre avis sur le dernier film de son ami, que l’on venait de voir. Nul doute qu’il aurait adoré cette Mule, et aurait, si besoin, têtu comme il était, passé des heures à essayer de nous convaincre. En l’occurrence, il n’aurait pas eu à batailler longtemps.