Ingénieur agronome de formation, docteur en biologie, il a créé le concept de “collapsologie”, l’étude de l’effondrement de la civilisation industrielle.
En reconnaissant qu’il était impuissant face aux lobbies et en démissionnant du gouvernement, Nicolas Hulot a-t-il rendu service à l’écologie ?
Pablo Servigne — Oui, car les masques sont tombés. Par sa démission, Nicolas Hulot a montré qu’en restant intègre, on ne pouvait rien faire au sommet de l’Etat. La transition écologique promise par Macron, c’est du pipeau. C’est quelque part une bonne nouvelle, car cela oblige le mouvement écologiste à se restructurer.
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Ceux qui veulent faire bouger les lignes doivent s’opposer plus frontalement aux méthodes du gouvernement et créer quelque chose de plus grand, capable de traiter le long terme. Est-ce que cela passera par une VIe République ? Tout est possible.
La victoire de la zone à défendre (ZAD) de Notre-Dame-des-Landes (NDDL) a-t-elle été une étape importante de 2018 ?
Clairement. Il est nécessaire de créer ce genre d’espaces libres de création, pour inventer et pouvoir retomber sur nos pattes si un jour on assiste à des ruptures d’ordre social. La ZAD, c’est le laboratoire du futur.
« NDDL a été une victoire marquante de 2018 »
Même si on n’est pas d’accord avec la trajectoire qu’elle prend, il faut maintenir la possibilité de la divergence en son sein, de partir dans tous les sens, aussi bien au niveau de l’organisation humaine que du rapport avec le non-humain.
NDDL a été une victoire marquante de 2018, mais paradoxalement c’est une mauvaise nouvelle à long terme pour les zadistes, car cela a déstructuré leur lutte. Désormais, ils se battent entre eux, ils se désolidarisent car ils n’ont plus d’ennemi commun.
D’autres luttes s’organisent tout de même, comme à Bure contre un vaste projet de stockage de déchets nucléaires…
Des ZAD, il y en a partout. Celle de Notre-Dame-des-Landes était symbolique, car l’avion représente l’anthropocène, un monde de riches qui veut consommer énormément, au-delà de nos besoins. Une telle victoire donne nécessairement du courage aux autres ZAD, et crée des liens. Les militants s’organisent en réseaux au sein de ces luttes. Elles se nourrissent les unes des autres.
Cette année, votre discours sur l’effondrement de la civilisation industrielle, fondée sur l’exploitation des ressources naturelles, est devenu beaucoup plus audible. Comment expliquez-vous cette fascination pour la “collapsologie” ?
C’est un discours qui a rencontré son époque. Plusieurs fractures ont eu lieu dans l’imaginaire collectif ces dernières années, l’inconscient populaire est aujourd’hui beaucoup plus réceptif à nos idées. L’élection de Trump, le Brexit, les attentats de Paris, la crise des migrants, les canicules, les inondations, les ouragans, les rapports du Groupe d’experts intergouvernemental sur l’évolution du climat (Giec)…
De plus en plus de personnes craquent. Et il y a un effet boule de neige : plus les gens y croient, plus les médias en parlent et plus le sujet devient commun. On met enfin des mots sur une intuition dont on avait besoin de parler depuis des années. Le temps où l’on pouvait balayer la collapsologie d’un revers de main avec une blague est révolu.
« Quand l’ordre social craque, on s’en prend aux plus faibles »
On a désormais le nez dans les mauvaises nouvelles, et le courage de les regarder en face, avec la volonté de faire en sorte que ça aille le moins mal possible, voire que ça aille bien.
Le discours de l’effondrement de la civilisation semble plus audible à l’extrême droite de l’échiquier politique, qui met tout sur le dos de l’immigration…
C’est assez juste. L’idée d’effondrement met en mouvement les groupes d’extrême droite antisystème ou complotistes. Et comme toujours chez les êtres humains, il y a des boucs émissaires. Quand l’ordre social craque, on s’en prend aux plus faibles : aux femmes, aux immigrés, aux enfants, aux animaux, etc. La collapsologie consiste à tout faire pour désamorcer cette grenade sociale par anticipation, en tissant des liens et en déconstruisant les catégories abstraites qui nous enferment.
Face au mouvement des “gilets jaunes”, Emmanuel Macron a dit qu’il fallait traiter à la fois la “fin du monde” (le désastre écologique) et la “fin du mois” (les difficultés des Français avec le pouvoir d’achat). Est-ce que cela vous semble possible ?
Fin du monde et fin du mois font partie du même combat, il ne faut pas les opposer. Sous la pression des “gilets jaunes”, le pouvoir a lâché la fin du monde pour ne s’occuper que de la fin du mois. Mais c’est la structure politique actuelle qui veut ça. La Ve République est à bout de souffle, elle n’est pas capable de traiter le long terme. Emmanuel Macron a beau le vouloir, il ne le peut pas.
Ce ne sont pas des lobbies qui ont eu raison de la taxe carbone, mais un mouvement du peuple qui semble percevoir l’écologie comme une punition…
Ça dépend. Les “gilets jaunes” sont très hétérogènes. Parmi eux il y a des écolos qui se moquent de la question de l’essence, mais qui manifestent pour la justice sociale et pour que Macron dégage. Des liens se sont tissés entre les marches pour le climat et les “gilets jaunes”, c’est positif.
Le problème des “gilets jaunes”, c’est le réservoir d’essence ; le problème du climat, ce sont les gaz d’échappement. Dans les deux cas c’est la voiture, symbole de la civilisation, qui est en cause. On ne peut pas séparer cette colère sociale de l’écologie. Si Macron avait remis en place l’impôt de solidarité sur la fortune (ISF) et taxé les vrais pollueurs que sont les industriels, il n’y aurait pas eu un tel mouvement.
En mars, une étude du CNRS a montré un déclin “catastrophique” d’un tiers en quinze ans des populations d’oiseaux dans la campagne française, du aux pratiques agricoles et aux insecticides. On fait souvent ces constats accablants, mais peu de décisions suivent…
Il y a une urgence, les gens le sentent, ils sont tristes et désespérés quand on leur parle de la disparition des oiseaux et des insectes. Mais le pouvoir des lobbies est très fort, et le gouvernement est lié aux industriels, aux chasseurs ou encore aux firmes pharmaceutiques, qui parlent à l’oreille des puissants depuis des années. Je suis inquiet depuis longtemps. Mais le rapport de force commence à s’inverser. C’est pour ça que j’aime bien le mouvement des “gilets jaunes”, ou celui des “coquelicots”. Si l’exécutif n’écoute pas ces lobbies populaires, seule la colère en sortira.
Dans votre livre L’Entraide, vous soutenez que la solidarité, la collaboration et l’altruisme sont la condition de la survie de l’espèce humaine. Or pour l’instant, c’est plutôt une mentalité égoïste qui semble dominer…
En réalité l’entraide est partout, il faut juste en prendre conscience. Il y a quelques années la Grèce a traversé une grave crise sociale et économique. Les retraites n’étaient pas payées, le chômage non plus, les hôpitaux fermaient… Les gens n’avaient plus rien, et ils se sont entraidés : des maisons médicales autogérées ont germé, des échanges de graines pour les potagers ont eu lieu. Certes, des groupuscules d’extrême droite ont aussi émergé et s’en sont pris aux étrangers, mais il n’y a pas que ça. Les gens redécouvrent la fraternité, leur puissance collective, et le fait que l’idéologie du chacun pour soi et de la loi du plus fort n’est pas naturelle. Il est possible qu’on en sorte.
Cela fait des années qu’on parle de la résignation des citoyens. Pensez-vous qu’on en ait fini avec ce sentiment d’impuissance ?
J’ai l’impression qu’en France il y a toujours eu une culture de la contestation, du débat politique. Mais il est vrai que cela monte progressivement.
La classe des travailleurs pauvres a grandi, et sa colère avec. Elle n’a plus rien à perdre. A cela s’ajoutent les luttes globales, environnementales. Ce n’est pas nouveau, mais 2018 a clairement été marquée par une prise de conscience collective.
Une autre fin du monde est possible (Seuil), dernier livre paru
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