Un an après le suicide de son chanteur Stewart Lupton, ce groupe culte et trop vite séparé, qui éclaira la voie pour les Strokes et Interpol, fait l’objet de deux rééditions.
“Jonathan Fire*Eater… C’était qui, déjà ?”. Ce jour-là, le magazine culturel Time Out décidait de brûler ce qu’il avait adoré. De ranger parmi ses “dix couvertures à regretter” celle consacrée à ce groupe new-yorkais de la fin des années 1990 dont trois des cinq membres, Paul Maroon, Walter Martin et Matt Barrick, ont ensuite formé les indispensables Walkmen. Depuis, heureusement, Jonathan Fire*Eater a retrouvé la lumière. Rédemptrice, d’abord, grâce à Meet Me In The Bathroom, passionnante histoire orale de la scène new-yorkaise du début du siècle signée de la journaliste Lizzy Goodman, dans laquelle il voit reconnu son rôle crucial d’éclaireur. Crépusculaire ensuite avec le suicide, fin mai 2018, de son chanteur Stewart Lupton à l’âge de 43 ans.
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“Nous n’aimions pas le son de la plupart des groupes de rock alternatif qui avaient du succès dans les années 1990”
C’est aujourd’hui par l’entremise d’un des principaux artisans du revival rock des années 2000 que nous revient l’écho de la musique du groupe : Third Man Records, le label de Jack White, publie cet automne une réédition augmentée de l’EP Tremble Under Boom Lights (1996) ainsi qu’une réédition vinyle de l’album Wolf Songs For Lambs (1997). Soit Jonathan Fire*Eater saisi à deux moments classiques, presque clichés, d’une carrière éphémère : next big thing sur un petit label, étoile éteinte sur une major.
Avant cela, ils avaient été Ignobles, avec une majuscule : le nom du groupe tendance ska-punk formé par quatre potes d’enfance sur les bancs de St. Albans, une école chic de Washington D.C. Après le lycée, ils emménagent à New York pour des études vite abandonnées et une coloc dans un appartement sordide aux lits superposés dans le Lower East Side. Vivent de petits boulots, font la tournée des bars, se trouvent un nouveau nom et surtout, un nouveau son le temps de répétitions dans la laverie de l’université Columbia. “Nous avions peut-être surtout une idée nette de ce que nous ne voulions pas être, nous expliquait l’an dernier le bassiste T.A. Frank à l’occasion d’un portrait de Stewart Lupton. Nous n’aimions pas le son de la plupart des groupes de rock alternatif qui avaient du succès dans les années 1990 – la sonorité de leurs guitares et de leur batterie, leur production, leur chant, tout.”
Publié par le label indépendant Medicine alors que les majors entament leur danse du ventre autour du groupe (c’est Dreamworks qui décrochera le pompon, avec un contrat d’un million de dollars pour trois disques), Tremble Under Boom Lights offre l’expression la plus achevée de ce son, effectivement très éloigné des vagues grunge et slacker qui ont régné sur la première moitié de la décennie. “Fusionnez Iggy Pop avec Lux Interior des Cramps et accouplez cela avec le David Johansen du début et vous commencerez à avoir une idée”, résume alors le CMJ New Music Monthly.
Trois noms qui disent bien la part essentielle de théâtre de Jonathan Fire*Eater, rock d’atmosphère et de syncopes davantage que de mélodies, carnaval grinçant au petit air de Doors côte Est grâce au Farfisa omniprésent de Walter Martin et au chant magnétique de Stewart Lupton. Une voix dont “vous tombiez raide dingue, captivé au moindre de ses mots sur un rythme à quatre temps dans un petit club surchauffé”, témoigne Alison Mosshart des Kills dans la préface de The Plural Atmosphere, un recueil de poèmes de Lupton qui accompagne cette réédition.
En bonus, Third Man Records propose également l’un des premiers singles du groupe, The Public Hanging of a Movie Star. Un titre impeccablement révélateur de l’ambiance de gothique flamboyant du groupe, un pied à Hollywood, la tête déjà sur le gibet. Ambiance, d’ailleurs, qui avait été celle de l’enregistrement de Tremble Under Boom Lights, témoignait alors Lupton : “On s’est installés dans une ferme à Ithaca pendant un mois. C’était vraiment joli, il y avait un étang, plein de verdure. Mais dans la maison, il y avait un sous-sol où des rats cavalaient sur le sol sale. Vous aviez cette campagne vraiment magnifique et cette atmosphère lugubre dans la cave. Le meilleur des deux mondes.”
Une fin programmée
Jonathan Fire*Eater mettra à peine deux ans à se suicider. En juillet 1998, le groupe implose après un décevant concert à Central Park alors qu’il devait jouer au festival de Reading puis rentrer en studio à l’automne enregistrer un successeur à Wolf Songs For Lambs. À l’automne précédent, il avait fêté la sortie de cet album dans un lieu promis à un destin funeste : le restaurant Windows on the World, tour Nord du World Trade Center, 106e étage. Présent dans l’assistance, Mark Eitzel d’American Music Club tirera plus tard de cette “party for fire-eaters” une chanson hantée par l’image de “ces ruines qu’on voit déjà s’élever”.
Malgré de très bons morceaux (Bipolar Summer, The Shape of Things That Never Came, Station Coffee…), Wolf Songs For Lambs déçoit la critique et douche les espérances commerciales du label. La faute est multiple : des attentes excessives, des concerts inégaux, un leader déstabilisé par son addiction à l’héroïne ou encore une certaine méfiance envers le jeu du rock-business. Selon T.A. Frank, les cinq New-Yorkais avaient vu “l’industrie musicale mâchonner et recracher trop de groupes” et plusieurs de ses membres ne voulaient notamment pas entendre parler de clips : “C’était avant tout une décision esthétique. Ceux d’entre nous qui détestaient le phénomène des vidéos musicales les détestaient vraiment.”
Jonathan Fire*Eater s’est éteint comme une flammèche après avoir éclairé le chemin. “Ces garçons impeccables et impétueux renvoient le rock à l’un de ses plus cocasses et sous-estimés points de rupture : la charnière 75 où, dans des pubs londoniens, d’autres teignes en costume trafiquaient l’électricité, scalpaient les vilaines seventies, sauvant le rock avec un traitement de choc – amphétamines, électrodes, sprint obligatoire, écrivait avec prescience J.D. Beauvallet à la sortie de Tremble Under Boom Lights. Ce pub-rock, crâneur et salvateur, mâchait le travail du punk-rock, qui n’eut plus alors qu’à ramasser la mise. On aimerait vraiment savoir pour qui Jon Spencer ou Jonathan Fire*Eater sont en train de déblayer le terrain.” Cinq ans plus tard, les Strokes, Interpol ou les Yeah Yeah Yeahs s’avançaient dans les ruines d’un New York dévasté pour répondre à cette question.
Jonathan Fire*Eater, Tremble Under Boom Lights et Wolf Songs For Lambs, respectivement déjà disponible et à paraître le 29 novembre.
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