Des pierres récupérées dans une carrière et exposées comme des joyaux, un moellon délicatement émaillé, des grands tirages de blocs d’immeubles : l’œuvre de Camille Ayme s’intéresse aux cycles de la matière au fil de ses usages, de sa constructionà sa déconstruction et jusqu’à sa reconstruction. L’architecte a confronté nature et savoir-faire artisanal à la culture du préfabriqué dans une exposition – sa deuxième personnelle à la galerie Virginie Louvet après Sédimentalisme en 2016. Et elle n’est pas la seule.
{"type":"Pave-Haut2-Desktop"}
Dans la lignée de l’architecte Christian Zahr, qui a fabriqué des lampes en béton, ou du designer Jonas Edvard avec ses sculptures en poussière de bois contreplaqué, une génération d’artistes et d’artisans est fascinée par l’esthétique industrielle tout en étant désireuse d’y injecter un supplément d’âme. Ce nouveau regard sur des objets, qu’ils soient uniques ou démocratiques, perçoit et célèbre la poésie accidentelle de la modernité.
Vous avez commencé à travailler aux Etats-Unis avant de vous intéresser à l’Europe. Quelle différence existe-t-il entre l’urbanité des deux continents ?
Camille Ayme — Cette exposition fait justement la jonction entre, d’une part, mon travail autour de la route aux Etats-Unis et, de l’autre, une exploration de l’Europe périurbaine, avec un intérêt tout particulier pour l’esthétique brutaliste et les grands ensembles. Avec comme lien et fil directeur le déplacement : après avoir observé les road trips, le skate, la culture des suburbs aux Etats-Unis, j’ai décidé de regarder de plus près les routes européennes, notamment en France. Je conduis beaucoup mais je ne prends pas l’autoroute, que je trouve chère et étrange, coupée du monde et de l’environnement qu’elle scinde. J’ai commencé à traverser des villages en empruntant des routes nationales pour comprendre les fantasmes et les évolutions sociales que ces dernières révèlent.
Du bloc de béton aux blocs d’immeubles, que racontez-vous de la ville et de l’habitation ?
Il s’agit, comme lorsque je me penche sur les routes, de la même confrontation entre modernité et nature. Les grands ensembles sont intéressants visuellement parce qu’ils utilisent du ciment brut sans revêtement, ni vernis, ni enduit. Ce qui permet de voir la matière qui les constitue. ça suppose que les propriétaires ont décidé de ne pas faire les finitions, et cette absence d’artifice suggère une sorte de “transparence” et d’honnêteté. En observant la pierre, le travail d’artisanat, le bâtiment fini ou en décomposition, je cherche à suivre les matériaux à travers leurs transformations à la fois formelles et symboliques.
Un parpaing émaillé trône dans votre exposition. Est-ce une façon d’anoblir une architecture populaire ?
Je pense plutôt que c’est une façon, pour moi comme pour ma génération, de nous pencher sur le rapport que l’on a entretenu avec les lignes industrielles : une fascination, une promesse de changement, mais aussi une uniformité fabriquée en masse. J’ai cherché à questionner la frontière entre le beau et le laid, le noble et le pragmatique, pour replacer le savoir-faire et l’organique au centre de matériaux et formes omniprésents mais rarement célébrés.
Peut-on lire, dans cet arte povera contemporain, une critique de la société capitaliste ?
Oui, mes photos de blocs d’immeubles ainsi que celles des banlieues pavillonnaires rappellent une politique urbaniste ayant encouragé ces développements en usant de promesses capitalistes. Car dans ces nouveaux espaces de vie, on ne peut que se déplacer en voiture, aller faire ses courses à l’hypermarché. La possession d’un pavillon et d’une voiture est promue par la société comme un aboutissement suprême, elle est perçue comme une réussite absolue. C’est une façon de se demander pourquoi le succès se limiterait à une série d’achats et rites. Tout ça raconte la mélancolie, dénaturée par des rêves préfabriqués, sans spécificité esthétique locale : d’un lotissement à Saint-Etienne à une citéà Sarajevo, on retrouve les mêmes pierres. On a perdu le régionalisme des savoirs et des composants. Alors, en vernissant manuellement un moellon d’un bleu noble, j’essaye de restaurer l’erreur, l’imperfection, l’unicité, aussi imperceptible qu’elle soit, pour y glisser de la vie.
Mélancolie du moellon Jusqu’au 22 décembre, galerie Virginie Louvet, Paris IIIe
{"type":"Banniere-Basse"}