“Temps Profond” de Denis Roche – poète, romancier, photographe, éditeur – permet de goûter avec grand délice tous les tours et détours d’une pensée inquiète et jouissante.
On se tient au seuil de Temps profond, journal rédigé par Denis Roche de 1977 à 1984, comme devant la porte du premier texte qui en ouvre la lecture. Le récit d’une journée particulière, le 20 juillet 1977, en Toscane : Denis Roche et sa compagne Françoise Peyrot se sont mis en quête d’une antique tombe, la Tomba del Colle, où ils découvrent, émerveillés, des fresques étrusques sur lesquelles batifolent “des silhouettes fines d’hommes et de femmes dansant entre des branches d’oliviers”.
{"type":"Pave-Haut2-Desktop"}
Une anguille sous Roche
A distance de cet émerveillement mais l’augmentant, il y a une autre anguille sous Roche. Plutôt un serpent noir, inquiétant et venimeux : “J’ai décidé que ce serait le prologue de mon livre parce que je crois que commencer un livre c’est comme aller frapper à la porte d’une tombe pour y faire entrer le bruit qu’on fait dehors.”
Entrons donc dans ce Temps profond d’un pas joyeux mais en alerte pour écouter le bruit du dehors que Denis Roche y fait. Ce tombeau qui est aussi celui de l’écrivain (mort en 2015) est plus un cénotaphe qu’un mausolée : son corps n’y est pas mais sa pensée, sa poésie, ô combien. Pour résumer : il y est pour tout le monde même s’il déclare n’y être pour personne.
Une randonnée à travers les œuvres adjacentes du romancier
Bien que sous-titré Essais de littérature arrêtée, ce roman biographique est une randonnée incessante où se précipitent les multiples œuvres adjacentes du romancier, également poète, essayiste, photographe, éditeur et créateur au Seuil de la collection Fictions & Cie.
En précisant que la notion d’œuvre et sa survivance lui paraissaient “grotesques” : “la création implique la disparition”. Il faut donc plutôt parler d’une diffraction qui aurait la singularité, contrairement à son modèle physique, d’être tressée de mille ondes célibataires qui n’ont pas besoin de l’obstacle d’un objet pour se propager.
Une exploration de la profondeur du temps
Temps profond, conformément à son titre, est une exploration de la profondeur du temps. Une profondeur où comme équipé d’une lampe sourde (ou d’un appareil photo, “boîtier de mélancolie”), Denis Roche, en l’espèce bien nommé, creuse ses propres galeries et grave dans la pierre autant son nom propre que sa dissipation.
“Je veux écrire sans phrase, je suis un homme sans réponse.” Au fil du temps profond, caracole, façon Michaux, bien des “gestes noirs en suspension”. Informations (rencontres, visites, conversations) ou descriptions (Roche en peintre paysagiste hors pair), les deux étant sans cesse criblés d’intenses comptes rendus de jouissances sexuelles réciproques avec Françoise Peyrot.
Au premier chef, des femmes
Comme chez Sade, il faut avoir plusieurs paires d’yeux à la fois : s’obséder de cet érotisme sans perdre de vue, à égalité de sidération excitante, tout ce qui l’enchâsse : colères, divagations, rêveries, cauchemars.
Ainsi, au premier chef, des femmes : la sienne, Françoise (Temps profond étant un chant d’amour infini), ou encore Marguerite Duras, un autre de ses repères vitaux.
Il écrit : “C’est bien, les femmes sont là. Elles meurent, elles ont écrit. Elles sont vivantes et elles parlent. Moi, j’écoute, je tâche d’être sur leur passage.” Soit. Vive les femmes !
Temps profond – Essais de littérature arrêtée (1977-1984) (Seuil), 400 p., 24 €
A lire aussi Denis Roche, éloge de la véhémence de Jean-Marie Gleize (Seuil), 304 p., 24 €
{"type":"Banniere-Basse"}