A l’heure où les libraires et les disquaires indépendants redoutent le pire avec le reconfinement, Les Inrockuptibles donnent la parole aux artistes. Musicien·nes, cinéastes, écrivain·es… Elles et ils témoignent du lien personnel entretenu avec une librairie ou un disquaire, et racontent comment ces rencontres leur ont permis de découvrir une œuvre particulière. Aujourd’hui, Denis Podalydès, acteur, metteur en scène de théâtre, scénariste et écrivain, évoque le souvenir d’une librairie très chère à son cœur. #Rendeznousnoslibrairies.
“La librairie Ruat, sise 69 et 26 avenue de Saint-Cloud à Versailles, fondée dans les années trente, fut la plus importante librairie à l’ouest de Paris des années 1950 aux années 1980. Je l’ai toujours entendu dire et n’en ai jamais douté. C’était une librairie dite classique, parce qu’on y trouvait tout le matériel scolaire, livres au programme, papeterie, et que les écoles aussi venaient s’y fournir. A la rentrée des classes, le personnel était doublé, voire triplé, pour servir une clientèle qui, jour après jour, faisait la queue jusqu’au coin de l’avenue et de la rue de la Paroisse. On allait chez Ruat, c’était régulier, évident, proverbial. Dans un des romans de Patrick Modiano — est-ce dans Une jeunesse ou dans De si braves garçons ? —, la librairie est nommée, entrant ainsi en littérature, ce qui me semblait justice tant j’avais l’impression qu’elle en était une des plus belles églises, la littérature étant, en effet, mon unique religion. Ça se sent encore un peu, je crois, au style légèrement guindé que je ne peux m’empêcher d’avoir en écrivant ces lignes.
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Patronne unique des deux magasins, veuve d’un mari mort en 1958 qui avait donné son nom auvergnat à l’entreprise, mère de trois enfants, Madame Ruat était appréciée des clients pour sa culture, son autorité en tout, son verbe et son rayonnement, mais souvent crainte par ses employés dont certains — certaines à vrai dire — étaient à son service corps et âme, sacrifiant à la mystique du chef. Et moi, j’étais un petit Prince, car cette Reine Odette Ruat était ma grand-mère. J’étais presque sûr d’être son petit-fils préféré, en raison de notre culte commun pour les livres, les grands livres, les livres de la haute littérature, les livres, par exemple, que consacrait et réunissait en œuvres complètes la bibliothèque de la Pléiade, dont chaque année, à partir de mes dix-sept ans, elle m’offrait un volume pour Noël.
J’y venais au moins une fois par semaine. Je m’attardais dans les rayons, chacun m’était connu. J’y travaillais à chaque rentrée des classes au cours de mon adolescence. Trop jeune pour servir en boutique, j’étais affecté à la réserve, tout au fond du magasin, où je rafistolais les livres d’occasion, sortais des cartons les volumes neufs et les rangeais selon les matières, préparais les commandes, ce qui était ma mission la plus délicate. En fin de journée, malgré la fatigue, je quittais enfin la réserve et j’allais vers les rayons des vrais livres, ceux de la littérature. Un jour, j’attrapai au hasard un volume relié de Jean Genet dans lequel figurait Le Funambule que je lus séance tenante, affalé au pied des cloisons coulissantes, tandis que j’entendais ma grand-mère faire sa caisse. Je connus un de ces moments de totale suspension, abstrait au cœur de la chose même, heureux absolument sans le savoir, attendant que Mamie me dise qu’elle en avait fini et qu’il fallait rentrer, elle ne venant pas, me laissant poursuivre ma lecture, moi de plus en plus enfoui en elle, comme disparu, certain que le reste de ma vie serait consacré à la recherche de ces instants parfaits.
Les années ont passé. La librairie Ruat a fini par fermer. Ma grand-mère s’est éteinte en 2013. Je ne sais plus quels magasins occupent désormais le 69 et le 26 avenue de Saint-Cloud.
Chaque fois que je connais de grandes angoisses, mon premier réflexe est de me réfugier dans une librairie, de chercher dans les rayons un peu au hasard, de saisir plusieurs volumes, de les empiler, de me mettre à lire les deux ou trois premières pages de chacun, et d’acheter celui ou ceux dont ces pages résonnent avec mon mal. Alors ça va mieux, un peu mieux.”
Retrouvez ici la carte des librairies proposant le service “clik & collect”.
Propos recueillis par Jean-Baptiste Morain
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