Difficile d’échapper à cette voix criarde qui résonne sur les réseaux. Cela fait déjà un an qu’Alexandre Gigow séduit la nouvelle génération avec ses vidéos Instagram, des pastiches très régressifs qui l’ont embarqué de Booba aux Gilets Jaunes.
« Aujourd’hui dans Complément d’Enquête…« . Cette accroche, Alexandre Gigow en a fait son gimmick. Depuis le mois de mai, ses parodies de reportages à sensations mis en ligne sur Instagram séduisent un public de plus en plus gros. Son concept ? Filmer quelques anonymes à l’arraché, ajouter une voix-off cocasse (la sienne) et nous raconter des histoires saugrenues, le tout traversé d’expressions désuètes. Et c’est un hit : ses facéties dépassent facilement les six cent mille vues – sans compter les téléchargements YouTube. Jean-Yves Lafesse de la génération Snapchat, le stakhanoviste s’est spécialisé dans le domaine du « pastiche de rue« .
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« Je vadrouillais toute la journée »
https://youtu.be/TO1_jy4lwU8
Ils sont (très) nombreux à le suivre, mais qui connaît vraiment Alexandre Gigow ? Avant d’être vidéaste, humoriste, ou influenceur (un mot qu’il déteste), ce jeune homme de vingt-six ans est avant tout un « vadrouilleur ». Une occupation qui lui colle à la peau depuis qu’il a déserté Toulouse pour Paris, « sans trop savoir quoi faire« . Bloqué dans son Sud natal, le post-ado enchaîne études d’informatique – ratées – et pizzas à livrer. Pour tromper l’ennui, il fait des blagues à l’interphone et des canulars aux clients. Une philosophie qu’il perpétue à Paris, où son taf de serveur l’incite à « ambiancer » la clientèle. Durant son temps perdu, Gigow ne procrastine pas devant Insta – il n’a pas encore de compte – mais enchaîne les castings, s’incruste dans le public des émissions télé (de Ruquier à Vivement Dimanche) et distribue sa carte de visite dans les théâtres et les cinémas. Quatre ans de galère puis un jour, au lieu de vanner dans sa tête les passants qu’il croise, il décide de les filmer et d’ajouter sa touche à ce contenu brut.
Lorsqu’il était livreur, ses potacheries le faisaient passer pour un mec « un peu perché« . Sur le web, ce décalage fait sa force. S’il décoche des vidéos dès décembre 2017, c’est cinq mois plus tard qu’il explose avec son premier Complément d’enquête. Féru d’absurde, il y érige deux ados des plus lambdas en caïds (« Ici, tout leur appartient« ). D’autres « Compléments » suivront, à raison d’une vidéo par jour. Gigow y reproduit avec mimétisme la diction monocorde dite du « et là, c’est la drame« . Loin d’une ironie vacharde, il privilégie un humour bon enfant. Il est courant que ses éclats de rire le démasquent et fassent écho à l’amusement de ceux qu’il filme. Ces anonymes qu’il érige en vedettes ne sont pas des dindons de la farce mais les personnages des fabulations qu’il improvise sur l’asphalte.
https://youtu.be/k0R57EQZhgM
Lorsqu’il allume la caméra, Gigow tourne la tête et parle sans trop hausser la voix. S’il se fait repérer, il confesse la nature de son piège. Loin d’être scandalisés, ceux qu’il saisit lui demandent le nom de sa chaîne ou une identification sur Insta. « J’arrive à sentir comment la personne va réagir, à capter ce qu’elle dégage, savoir si elle va rentrer dans le jeu ou pas« , explique-t-il. Le résultat semble basique mais ne ressemble à rien d’autre. Ni caméra cachée – elle est vite avouée – ni « prank » – la farce est bête mais pas méchante – les vidéos de Gigow sont des fulgurances de viralité deux point zéro. L’humoriste privilégie les restos, terrasses et Starbucks (celui d’Opéra a longtemps été son refuge), « des lieux riches en terme de situations« , où le brouhaha général exacerbe la confusion des acteurs du quotidien. Bercé par les sketchs des Inconnus, il avoue volontiers quelques références plus contemporaines, comme les expériences sociales de François Damiens ou les vines de Jérôme Jarre. Le second lui a d’ailleurs apporté félicitations et conseils au détour de messages privés.
« Je n’ai pas de cadre »
https://youtu.be/fnHn35WLI_A
Sa tchatche, l’hurluberlu la fait vadrouiller jusqu’aux manifs des Gilets Jaunes. Celui qui aime se grimer en Laurent Delahousse ne loupe aucun acte, smartphone en pognes, perruque à l’appui et bonhomie en bandoulière. « Mon truc c’est le terrain« , appuie cet amoureux du XVIIIe arrondissement parisien. Certains manifestants s’habituent à sa présence, sympathisent et suivent avec attention ses vidéos. De l’autre côté du trottoir, des policiers lui font même un signe amical de la main. Dans cet entre-deux, Alexandre Gigow ne choisit aucun camp. Il revendique sa bienveillance à l’égard des voix révoltées, mais également la neutralité du « témoin des événements, qui cherche avant tout à divertir les gens« . En immersion, il assiste aux clameurs des foules et à ses débordements. « Ce que je retiens de tout cela, c’est que la réalité est complexe. Chacun ne défend pas les mêmes choses. Ceux qui crient et cassent ne savent peut être toujours pas pourquoi ils le font mais souhaitent que leurs actions aient un retentissement, ne veulent pas être mis de côté, oubliés« , analyse-t-il.
Mais sa présence au milieu des fumigènes n’est pas si anodine. Lui se considère simplement comme « un mec qui vit le moment et se rend là où les choses se passent« , une sorte de Rémy Buisine [journaliste chez Brut, ndlr] burlesque. A l’écoute de l’indignation populaire, Gigow n’hésite pas à se fringuer en faux reporter BFM TV. Mais si la chaîne est devenue la bête noire du mouvement, il se prive bien de la diaboliser. « Je désire avant tout proposer une manière alternative d’amener l’information, entre le reporter et l’humoriste. Avec de l’humour c’est plus simple de pousser les gens à s’intéresser à l’actualité« , explique celui qui s’amuse à plaquer la Marche Impériale de Star Wars sur des images de CRS ou à tourner en dérision l’hypothèse d’un « commando de Gilets Jaunes« . Mais ce comique connecté dont la voix hérisse le poil a-t-il bien sa place au sein d’un tel événement ? A cela il rétorque, net et sans bavure : « Je n’ai pas l’impression de sortir de mon cadre pour la bonne raison que je n’en ai pas« .
« Booba est un peu loufoque »
https://youtu.be/rQD8SAyX5rY
Celui qui aimerait « devenir [son] propre média » fédère. Un adoubement singulier lui a permit d’être remarqué par une audience plus large encore : celui de Booba. Le Duc de Boulogne a partagé en mai dernier une vadrouille sur Instagram, avant d’apparaître quelques mois plus tard dans l’une de ses vidéos, shootée à l’U Arena. Gigow y fantasme la « fin tragique » d’Élie Yaffa. Sous le regard de celui qui ado déjà saignait l’album de Lunatic, l’artiste dévoile sa discrète autodérision. Lorsqu’il l’a rencontré en septembre, le fanboy a été étonné de découvrir un homme bien loin des saillies médiatiques auxquelles on le réduit trop souvent.
« Booba est quelqu’un à part. Il est en marge. On le résume aux clashes alors qu’il y a un côté “maître zen”, une forme de sagesse en lui. Il est calme et choisit bien ses mots quand il te parle. Il est impressionnant par sa sérénité. Loin du gars hardcore et “sale” qu’on peut avoir à l’esprit, il est très attentionné, à l’écoute. Puis il est un peu loufoque ! » témoigne-t-il sans contenir son admiration.
Lors de son incendiaire concert à l’U Arena en octobre 2018, Booba a prononcé le nom de l’instagrammeur face à quarante mille personnes venues saluer son flow. Preuve en est que de ce qu’il filme à ce qu’il écoute sur Spotify, Alexandre Gigow reste « street » jusqu’au bout. Lors de son suivi de l’acte IX des Gilets Jaunes, il a d’ailleurs affirmé face caméra que « la piraterie n’est jamais finie !« . Une façon comme une autre de poser le duc de Boulogne au cœur de la contestation sociale. Aujourd’hui, c’est également le ton nonchalant de Roméo Elvis qui le fait vibrer : il apprécie ses textes à la fois décalés et stylés. Une éventuelle future « victime » de ses vadrouilles ?
« Soit tu es un génie, soit un bouffon »
https://youtu.be/Az0wwod1hnU
A l’heure des bonnes résolutions, Alexandre Gigow savoure le temps présent. Pas encore superstar, plus vraiment inconnu, il envisage avec confiance les jours à venir. Dès qu’il sort dans la rue, des abonnés le reconnaissent et concoctent en live leurs Complément d’Enquête à eux, consacrés au fabuleux destin d’Alexandre Gigow. Le jeune homme s’amuse d’être un arroseur arrosé. Mais recevoir ces offrandes ne lui fait pas tourner la tête pour autant. Lui qui hier encore pavoisait sous son tablier de serveur reste lucide quant au caractère excessif du web, là où la célébrité se réduit parfois au quart d’heure glosé par Andy Warhol. « Le souci avec les réseaux sociaux c’est que tout y est exacerbé. Soit tu es un génie, soit un bouffon. Avant, personne ne s’intéressait à mon parcours. Là, j’intrigue les médias et les marques parce que « je marche » mais je sais que les choses sont très éphémères », témoigne-t-il avec lucidité.
Parti de son foyer à dix-huit ans, Alexandre Gigow dit avoir longtemps « traîné [ses] bagages derrière [lui]« . Désormais, il veut les promener autour du globe. Loin des quartiers de Paname, le faux journaliste s’imagine en Tintin des stories. « J’aimerais partir en Afrique par exemple, tenter des immersions en mode “reporter” avec de la folie, du risque, une caméra pour filmer tout ça » détaille-t-il des étoiles plein les yeux. Mais pour l’instant, il souffle un peu. Comme pour mieux se préparer à la future cavale. « Réussir c’est bien, mais moi, je veux durer. La vie est une course de fond » achève-t-il. La grande vadrouille n’a pas de limite.
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