A l’heure où les libraires et les disquaires indépendants redoutent le pire avec le reconfinement, Les Inrockuptibles donnent la parole aux artistes. Musicien·nes, cinéastes, acteur·trices, écrivain·es… Elles et ils témoignent du lien personnel entretenu avec une librairie ou un disquaire, et racontent comment ces rencontres leur ont permis de découvrir une œuvre particulière. Aujourd’hui, Jeanne Balibar, actrice, cinéaste et chanteuse, évoque la librairie de son enfance, “Autrement dit”, où elle pouvait acheter des livres moins classiques, moins “sérieux” que ceux qu’elle trouvait chez ses parents universitaires. #Rendeznousnoslibrairies.
“Pour moi, les librairies, ça a le parfum rock des pubs anglais à cause des enseignes absurdes dans la ville. Là-bas, il y a le “Vicaire à 3 Jambes” ou “L’Escargot et la Longue-Vue”, ici, il y a Les Guetteurs de Vent, Le Merle moqueur, Le Coupe Papier, il y avait La Hune…
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Quand j’étais petite, il y avait Autrement dit, à Paris. C’est la première librairie à laquelle j’ai pensé quand vous m’avez sollicitée. J’y ai pensé en premier parce que j’avais un compte là-bas quand j’étais enfant, vers neuf-dix ans j’y allais toute seule avec le Bus 21, je m’asseyais dans les rayons. Dans les librairies, on a le droit de s’asseoir dans les rayons et de feuilleter, pour peu qu’au bout du compte on achète, c’est-à-dire qu’on s’engage, qu’on fasse un choix et qu’on l’affirme et qu’on le paye. C’est ça le contrat, non ? A la fin, il faut faire un geste d’affirmation, qui n’est pas le même que celui d’emprunter dans une bibliothèque. Moi, j’achetais La Petite Maison dans la Prairie et des romans pour ados comme Une Maison de Poupée, qui n’avait rien à voir avec Ibsen. Des livres girly qui n’étaient pas de la “grande littérature”.
Et ça m’a sauvé la vie puisque chez moi, des parents fous adeptes du gavage des enfants aux livres surmoïques me faisaient ingurgiter de force des kilomètres d’“écritures saintes” type Balzac, Charlotte Brontë, Robert Desnos (fort biens par ailleurs mais “venues d’en haut”), ou bien leur liste à eux de livres pour enfants, toujours des livres pour garçons : Jules Verne, Fenimore Cooper, ou bien l’unique livre pour filles : Les 4 Filles du Docteur March, où l’héroïne à laquelle on est sommé de s’identifier est un “garçon manqué”.
J’ai pensé à cette librairie parce que c’est là que j’ai eu la possibilité de rassembler un petit bout de collection de mots qui me ressemblaient à moi toute seule, et à plein d’autres, mais pas à “mon milieu”. De me dire : c’est moi, ça.
Et puis j’ai pensé, ça n’est pas pour rien que ça s’appelait “AUTREMENT dit”. Joie de trouver dans la ville une enseigne qui fasse l’article pour ça : dire AUTREMENT la vie. “Autrement” pour l’enfant que j’étais, ça voulait dire avoir le droit à la simplicité, avoir le droit d’avoir envie d’être une fille, et ça m’a sauvé la vie. Par la suite, il y eut des milliers de librairies où se rejouait – autrement ;) , indéfiniment – ce même combat entre le meilleur (la libération) et le pire (l’aliénation). Quoi de plus “essentiel” ?”
Retrouvez ici la carte des librairies proposant le service “clik & collect”.
Propos recueillis par Jean-Baptiste Morain
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