Après l’évacuation de campements regroupant 1606 migrants par les forces de l’ordre, ce 7 novembre au petit matin, à Paris, les doutes persistent sur l’efficacité d’un tel dispositif.
Dilagha a beau attendre dans le calme, ses yeux caves trahissent son inquiétude. Il est 4 heures du matin, les bus qui doivent évacuer les migrants installés à Porte de la Chapelle et le long de l’avenue Wilson n’arrivent que dans deux heures. “J’ai l’impression de passer ma vie à attendre, sans jamais rien savoir”. Où la préfecture les emmène, lui, sa femme et ses quatre garçons, il n’en a “aucune idée”. Aziz, le plus jeune de la fratrie, empile les coussins sous son pull pour faire barrage au froid de novembre.
Venus d’Afghanistan pour demander l’asile en France, ils font partie des 62 familles entassées, jeudi 7 novembre, sous l’un des ponts du périphérique parisien au nord de Porte de la Chapelle. Soit environ 200 personnes, d’après les chiffres de l’association Utopia.
De part et d’autre des arches de béton, il pleut à verse. A quelques mètres, un autre groupe attend lui aussi, celui des hommes seuls, qui ne seront pas prioritaires.
Évacuation camp de la porte de La Chapelle pic.twitter.com/eF039vLiK0
— Sébastien Thomas (@sebnantes) November 7, 2019
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Géorgiens, Somaliens, Pakistanais, Congolais… Des dizaines de nationalités sont présentes dans la file. Seuls les paquetages se ressemblent : baluchons, couvertures et tentes pliées.
Derrière ses lunettes fines posées sur le bout de son nez, Alfred semble un peu perdu au milieu des mouvements de foule. Ce professeur d’université de 53 ans est un fervent soutien de l’opposant russe Alexeï Navalny. Il a été contraint de quitter sa Russie natale accompagné de sa femme, pour gagner la France en avion. Lui s’occupe de se faufiler, elle suit, un bébé dans les bras et une guitare dans le dos. L’opération va commencer. Le couple disparaît sous les couvertures et file en direction des bus.
Hakim souffle sur ses doigts pour se réchauffer. Cet Afghan de 22 ans compte bien faire partie des premiers à embarquer. “Mon fils est atteint d’une grave maladie musculaire, avec le froid ça ne fait qu’empirer”, explique-t-il. C’est sur les routes de l’exil qu’il a rencontré sa femme Irina. Originaire d’un village situé à côté de la ligne de front de Donetsk, en Ukraine, elle a fui la guerre comme Hakim.
Ils se sont mariés dans une mosquée à Munich, mais la ville n’a pas voulu d’eux très longtemps. Déboutés de l’asile en Allemagne, le couple est venu s’entasser dans les camps du nord de Paris, il y a un mois. Ils n’imaginaient pas vivre dans une telle misère. “Chaque nuit, des gens se baladaient avec des couteaux et nous menaçaient. Je me suis fait voler deux téléphones et mon sac à dos. La police n’est intervenue qu’une fois pour les arrêter”, témoigne-t-il en jetant des coups d’œil aux policiers.
Un dispositif inédit
Si les opérations d’évacuation de migrants sont devenues courantes dans le nord de Paris, celle de ce matin revêt un caractère “exceptionnelle”, d’après les mots de la préfecture. 600 policiers sont mobilisés.
En juillet dernier, le camp de Rosa Parks a été évacué. Fin août, c’était au tour de celui de La Villette. Il y a trois semaines encore, une trentaine de familles regroupées sur un bout de terrain dans le XVIIème arrondissement était évacuée par les forces de l’ordre.
“Au bout d’une semaine, tout le monde s’est retrouvé une nouvelle fois à la rue”, s’agace une bénévole d’Utopia, “d’ailleurs j’en reconnais certains qui sont là ce soir”. Les associations d’aide aux migrants déplorent “l’absence de dialogue avec la préfecture”. La rumeur qu’une « mise à l’abri » de grande ampleur devait avoir lieu a bien circulé ces deux derniers jours, mais les autorités n’ont jamais pris contact avec Utopia.
“Une fois Porte de la Chapelle nettoyé, ce sera une chasse à l’homme”, estime une volontaire. Le préfet de police Didier Lallement, venu tenir une conférence de presse au moment de lancer l’opération, à 6 heures du matin, ne dit rien de différent : “Je déconseille aux gens de venir se réinstaller ici, je prendrais des mesures de police [dans le cas contraire, ndlr]. Il n’est pas possible que des tentes s’installent dans l’espace public.”
La Porte de La Chapelle va-t-elle être sanctuarisée ? Peu d’associations veulent y croire. Décision inédite, le préfet de police a pris un arrêté pour cadrer cette évacuation et prévoit des contrôles renforcés sur place pour empêcher tout retour. Le ton de la préfecture s’est durci, à l’image de celui de son supérieur hiérarchique, le ministre de l’Intérieur Christophe Castaner.
La veille, le gouvernement a annoncé une série de mesures restrictives en matière d’immigration, dont l’évacuation des camps. Pour la maire de Paris Anne Hidalgo, qui accompagnait le préfet de police avec son adjoint au logement Ian Brossat, “si l’on veut éviter que ça se reproduise, il faut mettre en place des dispositifs dignes”.
Des arrestations de migrants en situation irrégulière ont été menées sur un autre site, à Aubervilliers (Seine-Saint-Denis), ce matin. “Ils sont infâmes. Ils profitent de l’excitation de l’évacuation pour faire des rafles”, dénonce une autre volontaire témoin de la scène.
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Dans les gymnases, retour au point de départ
A vingt minutes de la noria des véhicules de police, le centre sportif Courcelles se prépare à accueillir les migrants fraîchement évacués. Une quinzaine de gymnases, dont deux intra-muros, a été réquisitionnée. Cent lits picots et autant de sacs de couchage sont dépliés par les volontaires de L’Armée du Salut.
Au gymnase de Courcelles, dans le XVIIème arrondissement, les bénévoles de l’@ArmeeduSalut installent des lits de camp et des duvets. 100 personnes doivent s’installer dans les prochaines heures. pic.twitter.com/h0H4AQlEXj
— Thomas Guichard (@t_guichard) November 7, 2019
Combien de temps le centre restera ouvert, personne ne sait. “Au moins cet hiver”, espère-t-on du côté de l’association. La préfecture a promis que l’hébergement serait “inconditionnel et sans expulsion dans l’immédiat”. Pourtant, en moyenne, 30 % des personnes hébergées retournent dans la rue quelques jours après. “Quand on ouvre un gymnase, on vérifie qu’il n’y a pas de remise à la rue par l’Etat. Sinon on dit non”, assure Emmanuel Ollivier, un responsable de L’Armée du Salut.
Mahmud vient de s’enregistrer auprès des bénévoles qui bordent l’entrée du préau. Assis sur son lit de camp, il dit n’avoir “aucune idée” de ce qui l’attend désormais. Ses empreintes ont été prises en Bulgarie, il fait partie des « dublinés« . Sa demande d’asile a été refusée dans un autre pays européen, il se retrouve sans solution.
Nasratullah est en train de déplier son sac de couchage. Il a 27 ans et vient, lui aussi, d’Afghanistan. Après deux ans passés d’un camp à l’autre, il attend toujours la réponse de l’OFPRA sur sa demande d’asile. pic.twitter.com/AQvRH9iYf0
— Thomas Guichard (@t_guichard) November 7, 2019
Quelques lits de camp plus loin, Nasratullah ne sait plus s’il doit pleurer ou se réjouir. “J’étais content de monter dans le bus, pour échapper à l’hiver. J’essaie de rester optimiste en attendant la réponse de l’OFPRA [Office français de protection des réfugiés et apatrides, qui reconnaît le statut de réfugié, ndlr]. Mais je ne sais pas quoi faire. Attendre, encore.”
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