Critique croisée de deux fleurons de l’art mélodramatique, réalisés par deux géants du cinéma japonais classique : Nuages épars de Mikio Naruse et Le Destin de Madame Yuki. Une plongée sublime et vertigineuse dans les profondeurs cruelles de l’âme humaine.
Il y a d’abord l’image : un noir et blanc sublime d’une part (le Mizoguchi), un film en couleurs pastel d’une subtilité confondante de l’autre (le Naruse). Et deux grands stylistes, qui savent ce qu’estun plan de cinéma, un mouvement de caméra, des panneaux de maisons japonaises qui glissent, dévoilent, dissimulent, révèlent. Un art du hors-champ, aussi, qui fait apparaître des absents ou des horreurs sans qu’on les voie.
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Le Destin de Madame Yuki est un récit sulfureux. C’est celui, observé par l’une de ses jeunes domestiques, d’une jolie femme issue d’une famille noble. Mais elle est tombée sous la coupe d’un mari dépravé, qui la trompe ouvertement et dont elle a peur.
Yuki est l’esclave sexuelle de son mari
Elle est en réalité amoureuse d’un ami d’enfance, un musicien raisonnable, un pur esprit qui tente de la faire sortir des griffes de son maître. Mais Madame Yuki a le sens de l’honneur, tous l’admirent, y compris ses domestiques qui ne comprennent pas comment elle peut se laisser ainsi maltraiter par un monstre ordurier, vénal et libidineux.
La vérité, c’est que Yuki est l’esclave sexuelle de son mari et ne peut lui résister en rien. Tout cela, dans un film de 1950, est suggéré, non dit, non montré, mis sur le compte d’une faiblesse intrinsèque du personnage. Mais le lien incroyable qui lie les deux amants est bien plus fort que l’amour, et la condamnation morale de la fin ne nous trompe pas sur les véritables intentions de Mizoguchi…
Les époux étaient bel et bien prisonniers l’un de l’autre, et le mari était manipulé par sa maîtresse et l’amant de celle-ci (reconnaissables à leurs habits et manières occidentalisés, opposés à la grâce et la dignité de ceux qui s’habillent selon la tradition…). La “pureté” du poète n’a pas suffi pour que Yuki échappe à son destin.
Comme dans un mélo de Douglas Sirk, tout commence par un drame
Dans Nuages épars, le dernier film de Naruse, on retrouve la délicatesse de Mizoguchi. Mais le réalisateur pratique moins le hors-champ que l’ellipse, et fait montre d’une maîtrise et d’une légèreté de trait impressionnantes. Comme dans un mélo de Douglas Sirk, tout commence par un drame : le beau Mishima tue accidentellement Hiroshi, un jeune diplomate plein d’avenir. Celui-ci est marié avec la belle Yumiko (Yoko Tsukasa, l’actrice fétiche de Naruse). Le couple nage en plein bonheur : il attend un enfant et s’apprête à commencer une nouvelle vie à Washington…
Très vite, Mishima est innocenté par la justice : s’il a renversé Hirisho, c’est parce qu’un pneu de sa voiture a éclaté. Mais même en ayant retrouvé son honneur, Mishima se sent moralement responsable, et envoie chaque mois de l’argent à Yumiko. Celle-ci perd son enfant… Naruse décrit avec une extrême précision le casse-tête des démarches administratives, la vie d’entreprise au Japon dans les années 1960, les codes de politesse dans la classe moyenne, et dénonce discrètement, comme le faisait Mizoguchi dans Madame Yuki, la vulgarité et la vénalité de certains, les “modernes” (le personnage de la sœur, patronne d’hôtel louche, n’est guère épargné).
Deux œuvres sublimes de bout en bout
Ce que ne dit pas le film, tout en le montrant, c’est bien sûr que Mishima est amoureux de Yumiko. Et l’inverse peut être possible. Dilemme cornélien. Un jour, Yumiko demande à Mishima d’arrêter de l’indemniser. Ils vont pourtant continuer à se voir. Se découvrir sous un autre jour. Se rejeter, se rapprocher subrepticement, commencer à s’apprécier.
On vante souvent la retenue japonaise. Mais dans les deux films, on boit beaucoup de saké, on se fustige, on s’abandonne, on s’autodétruit. Enormément. Les femmes comme les hommes. Mishima, dans une scène déchirante et d’une grande violence morale, explique à sa mère que l’alcool est son médicament. Yumiko boit trop, elle aussi, et tout le monde le sait. Yuki se laisse enivrer par son mari et la maîtresse de celui-ci avant de céder à leurs avances.
Les films de ces deux grands maîtres du cinéma japonais, deux œuvres sublimes de bout en bout, dépeignent à chaque plan, sous ce vernis que ne possèdent que les grands artistes, les moindres remous, les moindres soubresauts de l’âme humaine et l’insondable profondeur de leur douleur.
Le Destin de Madame Yuki de Kenji Mizoguchi (Jap., 1950, 1 h 45, reprise) Nuages épars de Mikio Naruse (Jap., 1967, 1 h 47, reprise)
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