Avec son premier livre, “The Trap”, le photographe français propose une plongée sans fard au cœur d’Atlanta, la capitale de la trap. Un ouvrage à l’atmosphère singulière, qui documente les coulisses de cette ville toujours plus fascinante, dans lequel on prend plaisir à se perdre.
“Trap”, « trap house » et « trap music”. C’est avec les définitions de ces termes que Vincent Desailly introduit, de façon laconique mais pertinemment, son premier livre The Trap, publié ce 7 novembre 2019 aux éditions Hatje Cantz. Trois mots qui donnent le ton. Ils précèdent un texte extrait de la biographie du rappeur Gucci Mane retraçant les origines de la trap, ce genre musical né à Atlanta au début des années 2000, dont il est considéré comme l’un des pères fondateurs.
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« When I think about trap, I think about something raw. Something that hasn’t been diluted. Something with no polish on it. Music that sounds as grimy as the world that it came out of”, y décrypte celui que l’on surnomme “Trap God”. « Selon moi, ce texte explique très bien le propos du livre : ce côté brut, sans polish, et brutalement réaliste », commente Vincent Desailly.
C’est aussi le seul texte qui peuple The Trap. Les pages qui suivent, pourvues d’une maquette volontairement minimaliste et épurée, ne sont qu’images. Pas de légende, pas de crédit, pas de prise de parole explicative. Le fondateur de feu le magazine Snatch propose, à travers une approche documentaire de la photographie, de nous propulser, sans détour et sans chichi, dans le East Atlanta, où il s’est envolé six semaines éparpillées tout au long de l’année 2018.
Au fil des pages, on y rencontre les personnages, les rues, les clubs, les scènes du quotidien qui hantent ce quartier, sans jamais réellement comprendre où l’on se situe, ni dans l’espace ni dans le temps, et à qui on a véritablement affaire. Sans un mot donc, en silence, Vincent Desaily nous entraîne avec lui dans les recoins de la capitale de la trap music, et finit par faire naître en nous une étrange émotion.
Car il existe un contraste évident entre ce que ses clichés exposent (une atmosphère entre chien et loup, dans laquelle se côtoient drogues, strip clubs, armes à feu), et ce qu’elles nous font ressentir (un paradoxal et lumineux sentiment de tranquillité). Une immersion brute et poétique, qu’il a accepté de nous raconter.
The Trap est ton premier livre. Comment est née l’envie de réunir ton travail à travers cet objet ?
Vincent Desailly – Dans ma vision, un livre de photographies pensé comme un film est, selon moi, le médium le plus intéressant. Parce que je pense que c’est là que tu peux vraiment apporter des nuances, des nuances qu’une photo seule, sortie de son contexte, ne peut pas avoir.
C’est une envie que j’avais depuis quelque temps, mais qui s’est réellement concrétisée au début de l’année 2018, lorsque j’ai revu Louis [Brodinski, qui depuis 2015 collabore régulièrement avec de nombreux rappeurs issus de la scène trap d’Atlanta, comme l’atteste encore un peu plus son dernier projet Evil World, ndlr], que je n’avais pas croisé depuis pas mal de temps, et qui m’a dit : « Mec, il faut que tu viennes à Atlanta. C’est incroyable de voir ce qu’il se passe là-bas”.
Et de là, tu décides de partir.
Oui. Je savais que Louis allait tourner un clip avec Kim Chapiron pour le rappeur Lil Reek, dont il me parlait beaucoup, qui est un peu comme son protégé. Donc j’ai pris mes billets pour y aller avec lui. À ce moment-là, je ne savais pas du tout dans quoi je mettais les pieds. Je pensais me concentrer sur Lil Reek qui, de ce que je voyais sur les réseaux sociaux, me paraissait être une personne très ambiguë, très androgyne, qui fait beaucoup plus jeune que son âge – presque enfant, à vrai dire… j’étais aimanté pas son profil.
Et puis lors du premier séjour de deux semaines que j’ai fait là-bas en 2018, je suis revenu avec énormément de portraits de lui, que je trouvais très beaux, mais… il me manquait du contexte. Si je l’avais shooté lors d’un passage à Londres pour une interview avec i-D, les photos auraient été un peu similaires, si tu veux. Et ce manque de contexte m’a frappé. Je pense qu’il a été dû au fait que j’avais un manque d’accès sur place. C’était un contexte de shoot assez particulier…
Justement, ça a été compliqué pour toi, de t’immiscer au cœur de cette scène et d’obtenir toutes ces images ?
J’ai grandement bénéficié de l’aide de Louis et du fait qu’il soit identifié là-bas, parce qu’il a pu me présenter à des gens qui naviguaient dans ce monde-là, c’est-à-dire des mecs qui sont à la fois rappeurs, entertainers, des mecs un peu populaires des quartiers… qui ont à peu près compris ce que je voulais. Alors certes, ils voulaient être pris en photo parce qu’ils sont tous très portés sur Instagram et sur leur image, donc à première vue, un photographe, c’est assez pratique pour ça [rires].
J’ai donc passé pas mal de temps avec ces mecs-là qui, par rebond, m’ont permis de shooter d’autres choses et d’autres personnes. Je jouais sur la carte du :” Je te prends en photo, je te donne les photos, mais en échange, tu me laisses prendre les photos que je veux.” Du coup en général, au début de mes prises de vue, j’avais des photos très codifiées, avec des poses issues d’Instagram, avec des billets, des signes… ils reproduisaient ce qu’ils font sur Instagram devant mon appareil.
Le début de mes pellicules était rempli de ces photos un peu surjouées, un peu posées ; mais après, au bout d’un moment, ils ne prêtaient plus trop attention à ma présence, et je pouvais commencer à shooter à ma manière. Il y avait constamment ce jeu de chat et de souris, en quelque sorte. Voilà le process que j’ai réussi à mettre en place pour me faire, on va dire, relativement oublier.
Outre Lil Reek, qui peut-on croiser, dans The Trap ? Il n’y a pas que des rappeurs…
J’ai essayé d’intégrer toutes les personnes qui gravitaient dans ces quartiers, il y a donc tout genre de profils : des gens de l’ombre, des gens de la lumière, des femmes, des hommes, de grands-pères… J’ai tenté de capturer la société que j’ai vue là-bas. La plupart du livre a été shooté à East Atlanta, plus précisément le quartier de Cleveland Avenue.
De ces photos mises bout à bout, et dans cet ordre, semble au fil des pages se dessiner une véritable narration…
J’ai choisi des images qui, de mon point de vue, racontent un sentiment – le mien. Ma démarche, c’est d’essayer de créer une série artistique et documentaire à la fois. La photo documentaire est à mon sens un reflet du réel avec un regard subjectif. Il ne s’agit pas de photo reportage, il n’y a pas de morale, de volonté d’être le miroir de la société… c’est quelque chose de très subjectif, avec un traitement artistique d’une certaine réalité.
Ma volonté est d’essayer de transmettre des émotions, mais c’est à la personne qui regarde les images dans l’ordre et de la manière dont elles sont présentées dans le livre de se faire sa propre idée, sa propre interprétation. Si je ne mets de mot sous les images, ce n’est pas pour en mettre dessus.
L’une des photos de The Trap a été sélectionnée pour le Taylor Wessing Photographic Portrait Prize, et exposée à la National Portrait Gallery de Londres en début d’année. C’est plutôt un bon démarrage, non ?
Oui, c’est génial, ça permet en effet d’être exposé à la National Portrait Gallery à Londres (la photo en question y a été exposée pendant six mois en début d’année 2019). Le livre a également été pré-sélectionné pour le Dummy Book Award des Rencontres d’Arles cet été [un prix d’aide à la publication d’une maquette de livre, ndlr]. Donc la publication du livre ce 7 novembre est un peu la troisième étape !
J’imagine que ça t’a donné envie d’en faire un second ?
… je suis déjà sur le prochain. Mais pour l’instant je suis impatient d’avoir le ressenti des gens sur The Trap.
Propos recueillis par Naomi Clément
The Trap, de Vincent Desailly, éd. Hatje Cantz
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