Pour le metteur en scène allemand, il y avait une nécessité politique à transposer sur les planches l’essai de Didier Eribon. La version française de la pièce arrive à Paris, avec la comédienne Irène Jacob.
Avant les premières parisiennes de Retour à Reims à l’Espace Cardin, c’est en Suisse que Thomas Ostermeier a pris ses quartiers d’hiver. En décembre 2018, le metteur en scène y répétait avec Irène Jacob, sur le plateau du Théâtre Vidy-Lausanne, la recréation en version française de la pièce qu’il consacre au livre de Didier Eribon.
Cette troisième mouture du spectacle fait suite à une première en anglais, présentée en juillet 2017 au Manchester International Festival avec l’actrice Nina Hoss, et à la reprise de la pièce en allemand dans son camp de base berlinois en septembre de la même année.
C’est dire l’urgence quasi militante qui anime le directeur de la Schaubühne de Berlin et sa volonté de faire entendre dans toutes les langues et aux quatre coins de l’Europe la parole du sociologue français pour partager avec le public les questions intimes et politiques qu’il pose dans son essai.
Avec Retour à Reims, l’auteur de Réflexions sur la question gay s’interroge pour la première fois sur les rapports qu’il entretient avec ses origines sociales populaires. Né de parents ouvriers, il rompt très jeune avec sa famille pour échapper à l’emprise d’un père alcoolique, violent et homophobe, et quitte la ville de Reims pour suivre des études à Paris.
Trente ans plus tard, la mort de ce père détesté constitue l’élément déclencheur qui l’autorise enfin à revenir chez les siens et lui permet de renouer avec sa mère. Ayant tant de fois écrit sur “la honte sexuelle”, Didier Eribon aborde dans Retour à Reims le thème de “la honte sociale” à l’aune de son propre vécu.
“En refermant le livre, je n’ai pas pu m’empêcher de me dire : ’Tu n’es pas seul.”
C’est à l’occasion de la publication du livre en Allemagne que Thomas Ostermeier découvre l’ouvrage via la lecture d’une critique dans les colonnes du Süddeutsche Zeitung. “Au début, il n’était pas question pour moi d’en faire le sujet d’un spectacle. J’ai dévoré l’ouvrage en deux jours et pratiquement d’une seule traite. Sans parler de la pertinence d’une analyse politique ciblant la dérive de ses parents, ralliés au vote d’extrême droite après avoir été communistes, l’intrication entre le contenu émotionnel de cette autobiographie et l’effet de mise à distance que permet son approche sociologique m’a tout de suite passionné car elle faisait écho à mon parcours social… En refermant le livre, je n’ai pas pu m’empêcher de me dire : ’Tu n’es pas seul. »
Effacer les traces de ses origine
S’identifiant à cette histoire d’un jeune homme qui débarque dans une grande ville et doit réapprendre les codes sociaux et les manières de se comporter pour effacer les traces de ses origines, Thomas Ostermeier retrouve dans le récit de Didier Eribon nombre de situations auxquelles il fut confronté, de l’alcoolisme de son propre père à la violence permanente que celui-ci faisait régner dans la maison et à la nécessité de briser cet enfermement pour tenter de se réaliser ailleurs.
“Adolescent, je fréquentais les milieux punk, redskin et ska en Allemagne, des mouvements apparentés à ceux nés dans la working class anglaise. Me revendiquer de cette culture issue de la classe ouvrière était alors une source de fierté personnelle. Mais j’ai aussi connu la honte et le déni.
Alors que ma mère est aujourd’hui décédée, je continue de me reprocher de n’avoir jamais accepté de réaliser son vœu le plus cher, en refusant durant vingt ans de lui permettre d’assister à la première d’un de mes spectacles à la Schaubühne. Il était hors de question pour moi qu’on s’interroge sur la venue de cette dame pas très chic au spectacle, et je n’aurais pas supporté d’entendre des commentaires moqueurs ou malveillants sur sa présence dans le foyer du théâtre.”
Une nécessité politique
L’impulsion de porter Retour à Reims à la scène est venue plus tard. “Il se trouve que j’avais envoyé le livre à Nina Hoss, qui était aux Etats-Unis pour tourner dans des épisodes de la série Homeland au moment des présidentielles américaines.
Elle était catastrophée par le ton de la campagne de Trump et s’interrogeait sur notre capacité artistique à répondre sur scène à la vague populiste qui déferle sur les démocraties en Europe et dans le monde. Nous sommes vite tombés d’accord sur la nécessité politique de monter sans plus attendre le texte de Didier Eribon.”
Pour Thomas Ostermeier, il était impensable de faire interpréter les rôles de Didier Eribon et de sa mère par des comédiens. S’interrogeant sur une forme capable de rendre compte d’un tel texte, il se décide pour l’invention d’un dispositif théâtral qui nous immerge dans les coulisses de la réalisation d’un documentaire consacré à l’histoire de Didier Eribon, que l’on suit à l’image lors de ses voyages à Reims et de ses rencontres avec sa mère.
“J’ai coréalisé le film avec Sébastien Dupouey, qui collabore aux vidéos de mes spectacles depuis de nombreuses années. Nous avons tourné pendant quatre semaines. Après avoir réuni la bibliothèque d’images d’archives permettant de remettre en perspective les événements politiques des diverses époques évoquées, nous avons finalement réussi le pari de réaliser le montage dans un délai très court ne dépassant pas deux mois.”
Ainsi, le décor caparaçonné de lattes de bois qui occupe le plateau se réfère, avec la baie vitrée de sa cabine technique et son vaste écran de projection, à l’espace d’un studio d’enregistrement où l’on va assister à la postproduction de la bande-son du film.
En réunissant sur le plateau un réalisateur et un ingénieur du son aux côtés de l’actrice star, censée dire en voix-off le commentaire reprenant le texte de Didier Eribon, Thomas Ostermeier distribue les rôles d’une drôle de comédie en huis clos. Ici, le travail réalisé en direct sur les images tient tout autant de la construction que de la déconstruction au fil des avis et des humeurs de chacun.
Une occasion pour le metteur en scène de faire montre de la capacité de ce livre à fendre les armures, en incitant les uns et les autres à témoigner de leurs histoires familiales personnelles. Dans la version réalisée avec Nina Hoss, l’actrice évoquait les engagements de son père qui, après avoir été l’un des créateurs du parti des Verts en Allemagne, passa les sept dernières années de sa vie à s’occuper d’une ONG dans la forêt d’Amazonie.
Viser l’universel
Pour cette version française, c’est Irène Jacob qui incarne la star militante qui interrompt la projection, après ses désaccords sur les images d’actualité accompagnant son commentaire – au grand dam de Cédric Eeckhout, qui interprète le réalisateur. Mais c’est au récit de l’histoire familiale de l’ingénieur du son, joué par Blade MC AliMbaye, que Thomas Ostermeier offre la plus grande place.
“Lors du casting, j’ai été bouleversé par ce que m’a raconté Blade sur sa vie. Son grand-père a été recruté en Afrique pour faire partie des tirailleurs sénégalais qui ont aussi servi de chair à canons durant la guerre de 39-40. Voilà maintenant trois générations que sa famille est installée en France et on continue toujours de lui poser des questions sur la manière dont il compte s’intégrer.
Blade est poète et musicien, c’est lui au final qui prend les rênes sur le plateau pour un concert de rap où les mots qu’il pose sur sa musique sont une puissante critique de la vie politique française.”
Avec une telle pièce, Thomas Ostermeier vise à l’universel, pour faire du texte de Didier Eribon un protocole d’introspection qui concerne chacun d’entre nous. On se prête à rêver qu’il ne cesse de la recréer avec des distributions différentes, pour en faire un espace de parole à même de s’accorder à d’autres situations intimes et politiques de par le monde.
Retour à Reims de Didier Eribon, mise en scène Thomas Ostermeier avec Irène Jacob, Cédric Eeckhout et Blade MC AliMbaye, jusqu’au 16 février, Théâtre de la Ville, Espace Cardin, Paris VIIIe ; du 5 au 7 avril, Théâtre Vidy-Lausanne, dans le cadre du festival Programme commun, Suisse ; en tournée jusqu’au 23 mai