Le sociologue Gérôme Truc, codirecteur avec Florence Faucher du livre Face aux attentats (éd. Puf), décrit un phénomène d’épuisement et de saturation de la société française face aux attaques terroristes. Pour autant, l’enquête sociologique tord le cou à de nombreuses idées reçues sur ces divisions.
La longue litanie des attaques terroristes islamistes qui se sont enchaînées depuis celle du 25 septembre 2020, dans la rue Nicolas-Appert, à Paris, plonge à nouveau la société française dans un état de sidération. Mais la représentation de cette réaction dans les mass media et sur les réseaux sociaux, sous forme d’invectives permanentes, de tensions atteignant leur paroxysme et de camps irréconciliables, est-elle vraiment à l’image de la réalité sociale ? Selon Gérôme Truc, chargé de recherche au CNRS, l’enquête sociologique dément souvent cette construction médiatique d’une société au bord de l’implosion.
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Dans Face aux attentats (éd. Puf), un livre synthétique, éclairant et très accessible qu’il a codirigé avec la professeure à Sciences Po Florence Faucher, et qui regroupe de multiples contributions de sociologues spécialistes du sujet (Romain Badouard, Maëlle Bazin, Laurie Boussaguet, Guillaume Dezecache, Pierre Lefébure, Claire Sécail, Vincent Tiberj), il montre que, contrairement aux idées reçues, la société française fait front, et que les attentats ne nous rendent pas plus intolérants ou xénophobes – même si le processus de réaction sociale s’essouffle à force d’être réactivé. Alors qu’en 2015 Manuel Valls fustigeait ceux qui cherchent “des excuses ou des explications culturelles ou sociologiques à ce qui s’est passé”, il est temps d’écouter ce qu’ont à nous dire les sciences sociales.
Nous venons de vivre une série d’attentats : rue Nicolas-Appert à Paris, à Conflans-Sainte-Honorine, Nice, Vienne… Quels effets la répétition de ces attaques a-t-elle sur nos sociétés ?
Gérôme Truc – Cette répétition a des effets d’abord au niveau politique. On sait depuis longtemps que quand une société est attaquée ponctuellement, elle fait front derrière ses dirigeants. Que ce soit aux Etats-Unis en 2001 ou en France en janvier 2015, on observe une forme d’union sacrée autour de George W. Bush et de François Hollande. Elle s’incarne par exemple dans la marche républicaine du 11 janvier. Les partis politiques taisent leurs désaccords durant cette période.
Mais la répétition des attentats affaiblit ce processus, parce qu’elle met à mal le pouvoir politique dans sa capacité à assurer la sécurité des citoyens sur son territoire. Dans Face aux attentats, Laurie Boussaguet et Florence Faucher expliquent les difficultés de l’exécutif français à mettre en scène l’unité nationale quand le 13 novembre survient, moins d’un an après les attentats de janvier. C’est une des explications au choix d’appeler les Français à sortir un drapeau tricolore. Quand l’attentat de Nice se produit, en juillet 2016, l’effet de la répétition se fait encore plus nettement sentir : Manuel Valls se fait siffler en arrivant sur place, et on a très vite des controverses entre partis sur les défaillances de sécurité.
On l’a vu encore récemment, quand est survenu l’attentat de Conflans-Sainte-Honorine : dans l’après-midi même, l’extrême droite se fait très virulente sur les réseaux sociaux et les chaînes d’info en continu. Et c’est pour cela aussi que le chef de l’Etat se rend rapidement devant le collège de Samuel Paty pour faire une déclaration de fermeté, mais aussi d’unité. C’est très important qu’il le fasse. Mais la répétition des attaques affaiblit sur le plan politique la portée de cette parole présidentielle…
Et au niveau social ?
Au niveau social, ce phénomène de répétition est très usant pour la cohésion. On sait depuis les travaux du sociologue américain Randall Collins que le processus social de réaction à un attentat dure jusqu’à neuf-dix mois. Or depuis 2015, la succession des attaques fait que ce processus se trouve systématiquement relancé. Et ce processus met à rude épreuve les sociétés : en même temps qu’il resserre les liens entre les individus, il attise les tensions. En temps normal, nous vivons dans un rapport un peu lâche, mêlé d’une relative indifférence, les uns aux autres, alors que quand un attentat survient, une forme d’effervescence s’empare de nous. La société est alors comme en surrégime. Neuf mois après les attentats janvier 2015, au moment même où on commençait à sortir de ce climat, le 13 novembre nous y replonge violemment, et à peine en sort-on qu’une nouvelle tuerie a lieu à Nice, un jour de fête nationale.
Depuis, il semblerait que nous ne soyons jamais vraiment sortis de ce cycle. La multiplication des attaques à l’arme blanche perpétrées depuis, de Saint-Etienne-du-Rouvray à Conflans-Saint-Honorine, en passant par Magnanville, Strasbourg, Marseille ou Romans-sur-Isère, donne l’impression que nul n’est à l’abri. Aujourd’hui, la société française apparaît épuisée, à vif, d’autant plus que ces attaques à répétition se surajoutent au creusement des inégalités sociales, au mouvement des Gilets jaunes, et à la pandémie de Covid-19.
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Tous ces facteurs expliquent-ils la courte durée du deuil national après l’assassinat de Samuel Paty, ou en tout cas le sentiment que la société s’est très vite clivée suite à cet attentat ? La marche du 11 janvier semble bien loin…
Il faut faire attention à distinguer les choses. Ce que montrent les recherches en sciences sociales sur les réactions aux attentats, c’est que celles-ci procèdent toujours du même processus. C’est simplement le contenu et l’ampleur de la réaction qui varient selon les circonstances et caractéristiques de chaque attaque. En janvier 2015, l’attentat de Charlie Hebdo est une première à bien des égards, et rien ne s’oppose à l’organisation d’une grande marche de protestation. Après le 13 novembre, l’état d’urgence est tout de suite décrété dans la nuit et il est du coup impossible d’appeler à manifester. Mais cela n’empêche pas des milliers de gens de se rassembler place de la République.
Après l’assassinat de Samuel Paty, il y a de nouveau un appel à manifester le dimanche suivant, et si on regarde les Unes de journaux le lendemain, ce sont les mêmes qu’après Charlie Hebdo : la place de la République noire de monde. Alors, bien sûr, il n’y a pas eu autant de gens dans les rues que le 11 janvier. Mais je resterais prudent tout de même… Il y a le contexte sanitaire, et des personnes choquées par cet attentat ont pu préférer rester chez elles pour éviter une contamination. Sur le plan politique, il y a aussi eu une cérémonie à la Sorbonne, qui n’a pas suscité d’esclandre. Elle a moins fait débat que celle envisagée dans la cour des Invalides en janvier 2015, à laquelle les familles des dessinateurs s’étaient opposées.
On redoute toujours une résurgence de l’islamophobie après des attentats islamistes. Est-ce le cas d’après les données que vous avez amassées ?
Les enquêtes présentées dans Face aux attentats amènent à remettre en cause un certain nombre d’idées reçues, dont celle-ci. Quand un attentat a lieu, on le commente beaucoup à partir d’impressions, de préjugés, de généralisations qu’on pense pouvoir faire. Le détour par l’enquête sociologique permet d’objectiver les choses. On doit prendre du recul par rapport à cette idée reçue selon laquelle un attentat islamiste ferait par nature le jeu de l’extrême droite.
Le sociologue américain Randall Collins a montré que le processus social de réaction aux attentats passe par différentes zones. Depuis l’attentat de Samuel Paty, nous traversons ce qu’il appelle une “zone d’hystérie”, c’est-à-dire une période propice notamment à une recrudescence de crimes racistes et d’agressions islamophobes en représailles, et aux passages à l’acte d’autres terroristes, par mimétisme. C’est ce qu’on a vu ces derniers jours avec des appels sur les réseaux sociaux à attaquer des mosquées, et les attaques de Nice et d’Avignon. Mais cela ne veut pas dire qu’une vague d’islamophobie déferle dans le pays. Cela veut dire que des gens qui ont des convictions islamophobes se mettent à le dire ouvertement, et que ceux qui le disaient déjà se sentent autorisés à passer à l’acte. Un attentat islamiste ouvre une fenêtre d’opportunité pour les militants d’extrême droite, qui instrumentalisent politiquement l’événement au profit de leur combat.
Ces prises de parole sont de plus en plus visibles sur les réseaux sociaux, et du fait d’une transformation du champ médiatique. Depuis 2001, les chaînes d’information en continu se sont développées et elles ont besoin de remplir du temps d’antenne à moindre coût. Cela donne des talk-shows comme L’Heure des pros, sur CNews, où des gens aux idées bien arrêtées sont invités pour générer du clash et faire du buzz. Ce dispositif médiatique favorise les extrêmes, via ce que Christopher Bail, un autre sociologue américain, appelle un “effet de marge”. C’est ainsi que, bien que minoritaires, ces personnes finissent par gagner le cœur de l’attention médiatique.
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On a alors l’impression d’assister à une sorte de victoire culturelle de l’extrême droite, alors qu’en réalité, comme le montre Vincent Tiberj dans son chapitre du livre, la société française devient structurellement de plus en plus tolérante, de moins en moins xénophobe, du fait d’un renouvellement des générations. Après janvier 2015, des enquêtes ont montré que l’opinion des Français envers les musulmans s’était améliorée. Ils ne font clairement pas d’amalgames. Et d’ailleurs, vous noterez que malgré tous les coups de boutoirs de l’extrême droite, on n’assiste pas en France aujourd’hui à des émeutes anti-musulmans, comme il y avait des émeutes anti-Italiens en réaction aux attentats anarchistes à la fin du XIXe siècle.
Que vous inspire l’importante diffusion du terme “islamo-gauchisme” ? Est-ce un produit de cette hystérisation ? La gauche est-elle devenue inaudible dans ce contexte de montée des tensions ?
Il y a deux problèmes qui se situent au niveau politique. Le premier, c’est l’incapacité du politique à proposer autre chose qu’une réponse sécuritaire face à la répétition des attentats. En France, depuis au moins le 11 septembre, qu’on soit de gauche ou de droite, on considère qu’il n’y a pas d’autre réponse possible. Cela génère une surenchère, comme l’explique très bien mon collègue Sylvain Antichan dans une récente chronique pour Libération. Le Plan Vigipirate est devenu permanent, tout comme une bonne partie des dispositifs propres à l’état d’urgence sont désormais passés dans le droit commun. Car revenir en arrière expose à être traité de laxisme. Et malgré cela, il y a encore de nouveaux passages à l’acte…
Cela entraîne une fuite en avant sécuritaire, très dangereuse pour la démocratie. On aurait pu imaginer que François Hollande propose une réponse sociale aux attentats et à leur répétition, surtout après le 13 novembre. Il aurait pu dire que tout cela prospère sur un creusement des inégalités, la ghettoïsation de certains quartiers, les discriminations, on le sait, il aurait pu faire fi des limitations budgétaires pour cela, comme on vient de le faire pour faire face à la pandémie. Mais non. La gauche se retrouve enfermée face aux attentats dans des réponses qui sont identiques à celles de la droite.
L’autre problème, c’est que les moments où nous sommes en proie des attaques terroristes ne sont pas propices à la réflexion et à la prise de recul. On pense qu’elles appellent au contraire des réponses immédiates, énergiques. C’est ce que veut incarner Manuel Valls quand il dit après le 13 novembre qu’il n’en peut plus de ceux qui cherchent des explications. Et c’est encore la partition que nous joue aujourd’hui Gérald Darmanin. A froid, en novembre 2016, on peut avoir Emmanuel Macron qui dit lui-même, dans une interview à Mediapart, qu’il ne faut pas tout confondre, et que la “folie”, quand un attentat survient, c’est qu’on tend à réactiver des débats qui stigmatisent les musulmans en général.
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Et puis à chaud, ce que constate de nouveau aujourd’hui, c’est que des membres de son gouvernement versent très précisément de nouveau dans cette “folie” ! Les politiques semblent avoir le sentiment que la parole pondérée n’est pas payante politiquement dans ces moments-là. Je pense que c’est aussi lié au fait qu’ils perçoivent beaucoup la réaction de la société au travers des médias et se font pas mal d’idées fausses sur la façon dont la société encaisse ces attaques. C’est pour cette raison aussi qu’on a écrit Face aux attentats : dans ces moments-là, les sciences sociales sont plus que jamais nécessaires pour ne pas tomber dans le piège des terroristes.
Cette phase d’hystérisation, de perte de lucidité, est-elle liée à l’émergence des réseaux sociaux, et de leurs contre-publics ?
Les réseaux sociaux ne changent rien à la nature du processus de réaction sociale aux attentats, mais l’accélèrent. Randall Collins explique qu’avant la phase d’hystérie, il y a 24 à 48 heures de stupeur, de choc, puis un élan de solidarité qui se met en forme avec des slogans et des symboles fédérateurs, et c’est ensuite, quand cet élan atteint un plateau durable, que la zone d’hystérie commence. En janvier 2015, tout cela se condense en quelques jours, avec les débats sur qui est ou n’est pas “Charlie” qui arrivent très vite. Pour l’assassinat de Samuel Paty, ça s’est concentré en quelques heures : on était quasiment tout de suite dans l’hystérie.
Mais comme le montre Romain Badouard dans Face aux attentats, il ne faut pas voir les réseaux sociaux de manière uniquement négative. Ils permettent aussi à ceux qui ne se retrouvent pas dans le discours des mass médias de trouver un espace d’expression et de discussion, où ils peuvent partager avec d’autres leur ressenti face à l’événement. On croit généralement que le fait de sentir concerné par un attentat procède de la simple activation du sentiment d’appartenance au pays frappé, et que ce sentiment serait unanime. Or cette vision très simpliste ne correspond pas à la réalité, et interdit à des milliers de gens d’avoir une position intermédiaire, d’être véritablement choqué par un attentat comme celui de Charlie Hebdo sans pour autant vouloir se dire “Charlie”, par exemple.
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La réalité sociologique, c’est que nos réactions aux attentats tiennent plus à un sentiment de proximité vis-à-vis des victimes, qui dépend d’une pluralité de facteurs sociaux : le fait de connaître les lieux frappés, d’avoir habité non loin de là, d’avoir le même âge que les victimes, d’aimer la même musique, etc. La société ne réagit donc pas à l’unisson comme un seul homme. Quand des milliers ou millions de gens descendent dans la rue ou réagissent sur les réseaux sociaux en réaction à un attentat, ce qui se joue est plutôt la formation d’une pluralité de publics, concernés à des titres divers. Assemblés, ces publics forment une communauté de deuil qui ne se confond pas exactement avec la communauté nationale. Et c’est donc aussi cela que donnent à voir les réseaux sociaux.
Propos recueillis par Mathieu Dejean
Face aux attentats, codirigé par Florence Faucher et Gérôme Truc, éd. Puf, 108 p., 9,5€
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