Presqu’un an après la publication de la version française de son essai « Bad Feminist », l’universitaire américaine Roxane Gay publie « Hunger, une histoire de mon corps ». Un livre puissant sur le traumatisme, le corps, et le féminisme.
« Mon corps est une cage que je me suis fabriquée. » Dans son dernier essai, l’écrivaine américaine Roxane Gay questionne le corps sous toutes ses coutures. Sorte de témoignage introspectif, Hunger, Une histoire de mon corps, analyse comment une agression sexuelle dont elle a été victime durant son enfance l’a amenée à prendre du poids afin de devenir invisible aux yeux de hommes et se sentir en sécurité. Un livre courageux qui montre combien traumatismes, désirs et histoires de vie façonnent nos réalités. A 43 ans, cette femme, noire, bisexuelle et obèse est l’auteure de nombreux ouvrages dont Bad Feminist, sorti en France en 2018. Véritable succès outre-atlantique, le livre aborde les questions de race et de genre tout en revendiquant l’existence d’un « féminisme imparfait » qui assume ses contradictions, loin des clichés culpabilisant. C’est à sa lecture que sa famille découvre qu’elle a été victime de viol.
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« Le lecture me permettait d’oublier »
Près de 261 kilos pour 1 mètre 90, c’est le poids le plus élevé qu’elle ait atteint, qualifié par le corps médical d’« obésité massive ». Pour elle, le lien entre traumatisme et obésité n’est que trop rarement établi par la société. « Je savais que je ne pourrais jamais supporter un autre viol, alors j’ai mangé parce que je pensais que, si mon corps devenait répugnant, je pourrais tenir les hommes à distance », écrit Roxane Gay en préambule d’Hunger, son livre « confession » comme elle le décrit. Un récit puissant et bouleversant qui lui permet de prendre le contrôle de « l’histoire de [son] corps ».
A l’âge de 12 ans, elle a été violée par un groupe de garçons dont l’un d’entre eux était son petit copain. L’agression sexuelle s’est déroulée dans les bois, dans une petite cabane isolée. « Quand Christopher a joui, il a cédé sa place au garçon qui me tenait les bras. Je me suis débattue, mais cela les faisait rire. Ce garçon m’a clouée au sol, ses lèvres étaient minces, son haleine sentait la bière. Aujourd’hui encore, je ne supporte pas une haleine de bière. J’ai cru que j’allais me briser sous le poids de ces garçons », raconte l’auteure.
Parce qu’elle continuera de fréquenter ce garçon, Roxane Gay décrit un sentiment de honte, de peur et de culpabilité qui s’établit en elle dès son plus jeune âge. « Le lecture me permettait d’oublier », dit-elle simplement. La petite fille originaire d’Haïti va vouloir tout faire pour disparaître aux yeux des autres garçons. Alors elle va commencer à manger, beaucoup et souvent. « J’avais beau être jeune, je comprenais que pour les hommes, grosse, c’était le contraire de désirable, pas même digne de leur mépris, et je ne connais que trop bien leur mépris », assène-t-elle. Et enfouit en elle son « secret ».
« Mon corps est une cage que je me suis fabriquée »
En pension pendant ses années lycée, elle raconte comment tout son argent de poche passe dans la junk food. « Livrée à moi-même, j’ai perdu tout contrôle sur ce que j’ingérais. » Et constitue la carapace qui pourrait la protéger. « Mon corps est une cage que je me suis fabriquée. Je suis encore en train de chercher le moyen de m’en échapper. » Quelques années plus tard, alors qu’elle s’épanouie dans le théâtre et l’écriture, elle découvre les débuts d’Internet. Et surtout, ses innombrables chat rooms où des étrangers discutent et nouent des relations par écrans interposés.
Elle va aussi se plonger dans la communauté sadomasochiste. Elle en est troublée. « J’ai appris qu’il y avait des gens pour qui non, ça voulait dire non, et j’ai trouvé l’idée puissante et enivrante, je voulais tellement en savoir plus sur les moyens de dire non en toute sécurité. » Elle raconte la perversion, et la brutalité qui marquent ses relations amoureuses. « J’étais tellement seule que je le tolérais volontiers », écrit Roxane Gay qui parle aussi de la nourriture comme son « unique réconfort ».
Grossophobie et injonctions
Autour d’elle, ses proches s’inquiètent de sa prise de poids, et l’encouragent à faire des régimes parfois désastreux pour sa santé. Parfois un peu maladroitement. Une attitude qui a l’effet inverse : « elle m’a poussée à refuser de maigrir, afin de punir ces gens qui prétendaient m’aimer mais qui ne m’acceptaient pas telle que j’étais ». Plus globalement, c’est cette pression sociétale que l’auteure et professeure d’université dénonce aussi dans cet ouvrage. Emissions de télé-réalité, magazines féminins, publicités… les corps, et en particulier ceux des femmes sont scrutés dans leur moindre détail et se doivent d’être toujours minces. Elle parle de son rapport complexe aux vêtements, à la féminité, et des tatouages qui lui ont permis de reprendre le contrôle de son corps.
Par ce récit, Roxane Gay témoigne aussi des discriminations envers les personnes obèses, encore trop rarement abordées dans les médias. Et comment vivre au quotidien – aller au cinéma, au théâtre, dans les transports – est toujours une épreuve. Pire encore, elle parle des difficultés à se faire soigner, le matériel médical n’étant pas toujours adapté. Elle décrit les regards, à la salle de gym, dans l’avion. Mais aussi les réflexions qu’on lui lance parfois et qu’elle n’a pas demandées. Hunger, c’est le récit d’une vie à travers celui d’un corps. Du sien, mais qui pourrait très bien être celui de quelqu’un d’autre. « Me confronter à moi-même, à ce que vivre dans mon corps a représenté, n’a pas été facile, mais j’ai écrit ce livre parce que je sentais que c’était nécessaire », conclut Roxane Gay.
Roxane Gay, Hunger, Une histoire de mon corps, Editions Denoël, sortie en France le 10 janvier 2018, 324 pages, 20,90 euros.
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