Expert dans l’art de pervertir des lieux plus ou moins institutionnels à coups d’interventions déroutantes, le duo investit la place Vendôme en catimini et toise par ailleurs avec irrévérence le land art et le modernisme à la galerie Perrotin.
Place Vendôme, ça file droit. L’écrin est aussi luxueux qu’il est efficace : tout est fait pour que rien n’entrave une circulation fluide, furtive, millimétrée. On y vend des parures étincelantes mais, paradoxalement, les corps de bleu marine vêtus s’effacent encore plus qu’ailleurs. Personne ne traîne, personne ne flâne. Jusqu’au jour où l’un des pieds foulant les pavés de la place trébuche sur un intrus : une étoile de mer.
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Le regard s’abaisse, balaie le sol. Une autre étoile de mer apparaît, puis une autre, et encore une autre. Dans le cadre de ses projets hors les murs, la Fiac invite le duo d’artistes Elmgreen & Dragset à intervenir sur la célèbre place parisienne. Un mois durant, celle-ci se retrouve envahie de cent étoiles de mer grandeur nature.
Un décalage par rapport aux « grosses œuvres » jusqu’alors érigées
“Avec l’installation To Whom It May Concern, nous voulions apporter une touche intime. Quelque chose dont on peut s’approcher tout près et que l’on peut toucher, expliquent les artistes. Nous avons d’abord décidé de faire un geste furtif, l’idée des étoiles de mer est venue après. Elles sont dotées d’une capacité de régénération incroyable. Lorsqu’on leur coupe un bras, il repousse. Elles seront la dernière espèce à survivre sur cette planète.”
L’échelle de leur intervention surprend bel et bien. Depuis 2012, date de la première intervention d’un artiste sur la place où se dresse une colonne napoléonienne, toutes auront été affectées du même symptôme : ériger la plus grosse œuvre, symbole d’une masculinité qui file droit et voit grand.
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Le fameux arbre-plug de Paul McCarthy, la forêt livide d’Ugo Rondinone, les pavillons de verre et d’acier de Dan Graham ou encore les canalisations pénétrables d’Oscar Tuazon, tous les artistes prenaient jusqu’ici la monumentalité au pied de la lettre.
Le choix de la dissémination surprend d’autant plus que le duo, composé du Danois Michael Elmgreen et du Norvégien Ingar Dragset, s’est fait connaître pour des œuvres flirtant de près avec l’architecture et les superproductions. Lorsqu’on les rencontre le jour du vernissage de leur exposition à la galerie Perrotin à Paris, ils reviennent tout juste de Londres.
Une fiction révélatrice de la gentrification de Londres
A la Whitechapel Gallery, ils ont transformé le rez-de-chaussée en piscine abandonnée. Une plaque au mur explique le rachat du lieu par un magnat de l’immobilier souhaitant transformer cet ancien équipement public en spa privé. Une fiction, certes, mais révélatrice d’un phénomène bien réel : la gentrification de Londres, et surtout la privatisation des espaces publics.
“Pendant que nous étions sur internet en train de célébrer la liberté virtuelle, les agents immobiliers et les gros investisseurs nous ont confisqué la rue. A Londres, les enfants paient pour jouer au foot, et s’asseoir coûte le prix d’un café.”
Depuis le début des années 1990, le duo réalise des interventions visant à mettre en lumière combien les différents types d’espaces (galerie d’art, club gay, boutique de luxe, hôpital) conditionnent les comportements et entravent la libre expression des corps.
En 1997, pour leur première invitation à exposer en institution, ils installent un plongeoir dans la salle panoramique du Louisiana Museum, au nord de Copenhague. L’illusion est parfaite : à échelle 1, le plongeoir surplombe la mer qui s’étend à perte de vue.
A ceci près que le panneau de verre de la baie vitrée coupe net l’élan, condamnant le saut dans la grande bleue au seul registre de l’imaginaire. Cette œuvre fait partie de la série des Powerless Structures (les structures impuissantes), une série qu’ils déclinent en plusieurs figures depuis près de deux décennies.
Un romantisme apocalyptique rappelle la démesure du land art
A la galerie Perrotin, à Paris, Elmgreen & Dragset rejouent l’une de leurs premières installations : Queer Bar/Powerless Structures, Fig. 21 (1998). Un bar blanc, finitions chrome et tabourets en cuir noir, d’une perfection glacée si ce n’est qu’il est totalement inutilisable. Inutilisable, car la configuration est inversée : les tabourets sont à l’intérieur de la structure ovale, les pompes à bière dehors. La pièce est emblématique de leur mode de travail, appliquant la même opération de défonctionnalisation par l’absurde à une typologie d’espaces.
La première salle accueille ainsi une nouvelle installation sur mesure, Asphalt Piece (2018), empilement chaotique d’éclats de goudron hérissé d’éléments de mobilier urbain. D’un romantisme apocalyptique, l’œuvre rappelle la démesure d’artistes du land art – dont Michael Heizer, connu pour sa tranchée Double Negative excavée en plein désert du Nevada et actuellement à l’honneur à la galerie Gagosian au Bourget.
Plus haut, des piscines, plongeoirs ou panneaux de signalisation rejouent leur vocabulaire fait d’emprunts à la tradition moderniste (les bandes de Daniel Buren, les monochromes de tout le monde), qu’ils recontextualisent à leur guise.
“Nous venons de la poésie et de la performance et nous nous sommes rencontrés dans un club à Copenhague. Le monde de l’art était donc quelque chose de relativement extérieur à nous, et nous ne comprenions pas que les espaces artistiques puissent tous se ressembler autant. La convention du white cube, avec ses murs blancs, son sol en béton et ses néons, les rend plus similaires entre eux que les enseignes McDonald’s.”
Pour autant, il ne faut pas lire chez eux une critique institutionnelle mais plutôt la suggestion de pratiques alternatives des lieux. “Nous avons le devoir de célébrer l’espace public plutôt que d’accepter, comme on tente de nous l’imposer, de le traverser le plus rapidement possible.” Une ultime tentative de déloger les idéologies répressives secrètement enracinées dans le corps de chacun.
Elmgreen & Dragset Jusqu’au 22 décembre à la galerie Perrotin (Paris IIIe)
To Whom It May Concern Jusqu’au 2 novembre sur la place Vendôme (Paris Ier)
This Is How We Bite Our Tongue Jusqu’au 13 janvier à la Whitechapel Gallery, Londres
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