[Luz rédacteur en chef] Luz est de retour avec une adaptation, dans un roman graphique, du Vernon Subutex de Virginie Despentes. Un livre-miroir sur un personnage, Vernon, qui a “tout perdu mais qui avance”, comme son auteur, en “exil intérieur” depuis janvier 2015. L’occasion pour le dessinateur d’évoquer, avec humour et générosité, son travail, sa passion pour la musique, la masculinité – et Ginette, sa boule au ventre (bientôt une série pour Netflix ?).
En lisant Vernon Subutex, nous avons eu l’impression que ce livre constituait pour toi un retour à la musique. Après les attentats de Charlie Hebdo, tu avais exprimé que tu n’arrivais plus à en écouter. Te plonger dans l’adaptation du roman de Virginie Despentes, consacré à l’itinéraire d’un disquaire en voie de désocialisation, était peut-être une façon de revenir à la musique, non ?
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Luz — Oui, c’est clair. Je me demande même si je ne me suis pas lancé dans ce projet pour m’obliger à me confronter à la musique après une abstinence obligée. Après l’attentat de Charlie Hebdo, mon cerveau n’arrivait plus à se concentrer sur le moindre morceau. A la mort de Bowie, alors que tout le monde éprouvait le besoin de se replonger dans son œuvre, moi, j’en avais envie mais je ne pouvais pas. Mon retour vers la musique a commencé par une approche visuelle.
Au fur et à mesure des cases apparaissent les nouveautés, et j’ai pris un réel plaisir à représenter tous ces visuels de disques. Plus généralement, Vernon m’a permis de retrouver beaucoup de choses. Avec ce personnage, j’ai eu l’impression de retrouver un copain. Et tous ceux qui l’entourent ressemblent à des gens que j’ai pu croiser dans ma vie. C’est d’ailleurs ce qui m’avait ému en lisant le roman de Virginie : tout à coup, alors que je n’habitais plus à Paris, un roman me reconnectait à la ville et me donnait des nouvelles des Parisiens que j’avais connus.
Clairement, je reconnais quelque chose de moi dans Vernon. Certes pas son côté Don Juan (rires) ! Là-dessus, on est très différents. Mais une certaine compulsion à amasser des connaissances sur des disques, des groupes… Dans mon adaptation, je voulais montrer comment Vernon respirait la musique. En recevant mon livre achevé, j’ai remarqué quelque chose que j’avais fait de façon inconsciente : sur la couverture, le personnage marche. La dernière fois que je suis intervenu sur les réseaux sociaux avant de les quitter, c’était pour dire : “On avance dans le brouillard, mais on avance.” Vernon, c’est ça. Il a tout perdu, mais il avance. Vernon m’a sûrement permis d’avancer.
Vernon avance, mais d’une certaine façon il chute. Quel est ton point de vue sur l’inadaptation sociale du personnage et la façon dont il n’a pas de prise sur ce processus de dépossession ?
J’y vois du courage. J’ai voulu ne pas donner au personnage une allure abattue. Je pense qu’il incarne une forme de résistance. Il a le courage d’abandonner. On vit dans un monde où le courage est associé à un imaginaire guerrier : il faut du courage pour se battre, pour monter une entreprise… Moi, j’ai toujours considéré que les gens qui se suicident ont beaucoup de courage. Face à une société qui cavale en permanence, l’abandon est une forme de refus très forte. Parfois salutaire.
>> A lire aussi : Luz : “Comment j’ai trouvé Vernon Subutex dans ma discothèque”
Toi, tu n’es pas vraiment quelqu’un qui abandonne, non ?
Je pense en tout cas que c’est très utile, très constructif d’envisager le néant. De penser qu’il nous cerne en permanence. Je ne suis pas pour autant nihiliste. Mais je pense qu’il ne faut jamais perdre de vue que le gouffre est là, qu’il peut tout aspirer et, du coup, cette conscience te permet d’essayer de t’envoler un petit peu.
Le néant peut prendre quelle forme ?
Des formes très quotidiennes. Toute ma vie a consisté par exemple à me confronter quotidiennement à une page blanche. Et, à un moment donné, cette page blanche est devenue le monde entier…
Là, tu parles du dessin en une de Charlie dans le numéro du 14 janvier 2015, “Tout est pardonné”, attendu par le monde entier ?
Ah non, je ne pensais pas à ça. Mais c’est vrai que pour le coup c’était littéralement le monde entier. Et, clairement, ce dessin-là m’a permis d’éviter le gouffre. Ma chère femme m’a dit que ce dessin était le dernier acte de bravoure que j’avais eu par rapport à Charlie. Plus largement, la question de la page blanche m’a accompagné toute ma vie. Généralement, le blanc est associé à la vie, à la naissance et le noir, à la mort. Pour moi, c’est tout le contraire. Noircir une page blanche, c’est l’emmener à la vie.
Tu disais que Vernon te reconnectait à la musique et à ta jeunesse. Quelle est ta scène originelle avec la musique ? Tu as commencé par écouter quoi ?
Je crois que c’est la pochette d’une compilation de Bowie, ChangesTwoBowie. C’est une image en couleur. Il fume. Il est sexy, mais assez normal, pas du tout grimé en personnage. Mon père avait ramené ce disque, qu’il avait acheté à Mammouth je crois. J’ai regardé des heures entières cette image quand j’étais enfant. D’abord, il y a eu l’image, et ensuite bien sûr la musique de Bowie. Ça m’obsédait tellement que je voulais me faire tatouer dans le dos toutes les paroles inscrites sur la pochette (rires) ! Ça me portait. La musique m’a aidé à me sentir vivant et, parallèlement, le dessin. C’était complémentaire. Comme l’inspiration et l’expiration.
La musique t’inspire et tu expires des dessins ?
Oui, c’est exactement ça. En plus, comme je travaille au pinceau, j’ai longtemps dessiné en apnée. Le dessin ressemble pour moi à une exhalation.
Comment s’est passé ta rencontre avec Virginie Despentes ?
On s’était rencontrés en 2011 pour une interview pour un hors-série de Charlie sur le féminisme. Je l’avais dessinée et on s’était bien entendus. On ne s’est plus revus jusqu’à ce que l’éditeur du livre m’en propose l’adaptation. A l’époque, j’étais très engagé auprès des Femen. Je suis très impressionné par leur courage, leur détermination.
Les Femen n’appartiennent pas tout à fait au même camp du féminisme que celui de Virginie. Mais si tu es un mec et que tu considères un tant soit peu la pensée féministe, tu es un imbécile si tu n’as pas lu King Kong Théorie. Ensuite, juste avant notre première rencontre pour l’adaptation de Vernon Subutex, je m’étais rendu compte que j’avais en double un 33t du groupe Edith Nylon. J’ai eu envie d’en offrir un à Virginie. Elle m’a dit : “Ah, super ! J’ai pas de platine mais c’est génial !” (rires) Notre première rencontre s’est faite sur le féminisme et la deuxième, sur la musique.
“A un moment donné, j’étouffais à cause de l’excès de testostérone. Je crois que je me suis depuis longtemps senti étranger au clan des mâles”
A quand remonte ta prise de conscience féministe ?
Quand j’étais jeune, j’ai milité chez les anars. Et, à un moment donné, j’étouffais à cause de l’excès de testostérone. Dans l’histoire de la contestation, je pense qu’il y a eu trop de militants et pas assez de militantes. Maintenant, place aux militantes. Je crois que je me suis depuis longtemps senti étranger au clan des mâles.
Tu as été victime, enfant ou adolescent, de rites masculins violents ?
Non, pas vraiment. Je n’ai pas été martyrisé. Pas plus qu’un gamin à lunettes qu’on mettait systématiquement dans les cages de but au foot pour qu’il se prenne les ballons dans la gueule (rires). Quand j’étais gamin, je faisais des boums en mixant des vidéos. Je ne passais que des clips.
Le clip qui m’a le plus marqué, c’est Smalltown Boy de Bronski Beat. Je ne comprenais pas les paroles, je n’avais pas perçu la dimension homosexuelle, mais ce que montraient les images, c’était ma vie. Comment on survit dans une petite ville de province. Est-ce qu’on s’échappe ou est-ce qu’on reste ? Moi, je suis parti à 19 ans. Et j’ai toujours eu du mal avec le modèle masculin normatif.
Est-ce que cette injonction à un certain type de masculinité passait par ton père ?
Non, pas du tout. Mon père est plutôt le genre de type qui faisait des spectacles en portant un tutu pour faire La Danse du cygne (rires). Trouble dans le genre ! C’est plutôt autour de ma famille que ça se passait. Les mâles dominants pullulaient. J’avais autour de moi un bon panel de machos : le chasseur, le fan de Formule 1 avachi le dimanche, le patriarche, l’obsédé sexuel, l’arriviste haut bourgeois, sans oublier le raciste qui voulait m’apprendre à dessiner le nez des Juifs en représentant des oiseaux… C’est contre ces hommes-là que je me suis fabriqué.
Quand tu es arrivé à Charlie Hebdo, c’était une rédaction assez masculine, non ?
Oui, majoritairement. Mais ce n’étaient pas des types soudés par des conversations sur le sport et les bagnoles. Le dessinateur, c’est un sous-genre masculin en soi (rires), l’intello à lunettes qui gribouille sur un coin de table – même si on ne portait pas tous des lunettes.
Est-ce que tu restes à l’écart du procès des attentats de 2015 ou, au contraire, te tiens-tu informé ?
Certains avocats m’ont proposé de devenir partie civile au procès, j’ai refusé. Je n’y voyais pas ma place. En dehors de la recherche de vérité, un procès est surtout utile pour témoigner de ses blessures et faire son deuil. Catharsis (2015 – ndlr) et Indélébiles (2018 – ndlr) m’ont permis de passer ces étapes. J’ai surtout suivi les témoignages des victimes et de leurs proches, de ceux qui n’auront eu que l’espace de ce procès pour s’exprimer.
>> A lire aussi : notre rencontre avec Luz en 2015 pour Catharsis
Quand la barbarie fait à nouveau l’actualité comme avec le meurtre ignoble de Samuel Paty, comment réagis-tu ?
Après chaque attentat, quel qu’il soit et où qu’il soit, le gouffre du 7 (janvier 2015 – ndlr) s’ouvre à nouveau. On a tué Samuel Paty parce qu’il était un professeur d’histoire-géo ouvert et libre. Parmi toutes les victimes de janvier 2015, il y avait Cabu, le prof de dessin de toute une génération de gosses, dont moi. On pleure toujours la mort d’un prof que l’on a aimé. A la mort de Samuel Paty, j’ai aussi pleuré.
On parlait tout à l’heure de ton lien à Virginie Despentes. En raison d’un texte publié dans Les Inrocks après l’attentat de Charlie où elle raconte qu’elle a passé deux jours à se souvenir d’aimer les gens, tous les gens, les victimes et les assaillants, elle a été incluse par Charlie Hebdo parmi les “charognards du 7 janvier 2015”. Comment l’as-tu vécu ?
J’ai lu ce texte à l’époque. Et puis il est ressorti récemment, à la suite de sa tribune dans Libération sur le César attribué à Roman Polanski. Ou, plus exactement, on a sorti de son contexte un court extrait de cet ancien texte pour disqualifier le plus récent, sur les César. C’est Valeurs actuelles ou le site Français de souche qui a exhumé le texte. L’extrait ne correspondait pas tout à fait au souvenir que j’avais du texte. Je l’ai alors relu dans son intégralité.
Son sujet profond, c’est le masculinisme guerrier, qu’évidemment elle condamne. Replacé dans son contexte, l’extrait cité ne produit pas le même effet de sens. Je la trouve très bien, sa tribune. Que la rédaction de Charlie ait elle aussi sorti cet extrait de son contexte, c’est dommage mais c’est son problème. Je n’en fais plus partie et, quand j’en faisais partie, j’étais parfois en désaccord avec certains de ses membres. Par ailleurs, ce n’est pas à moi de défendre Virginie Depentes, elle se défend très bien toute seule.
Dans ton livre Catharsis, dans lequel tu revenais sur les attentats, tu n’exprimais plus aucune haine. Tu représentais les frères Kouachi enfants…
Oui, j’essayais de comprendre le faisceau d’événements qui avait conduit à ça. J’ai même imaginé les frères Kouachi enfants en train de me demander un dessin.
“Je pense profondément qu’un dessin n’appartient plus à son auteur une fois qu’il est publié”
J’imagine que ça doit te rendre fou de voir le dessin de Cabu, “C’est dur d’être aimé par des cons”, récupéré par Robert Ménard, le maire de Béziers, qui l’a utilisé pour une campagne d’affichage après l’assassinat de Samuel Paty ?
Ça me rend fou et, en même temps, je pense profondément qu’un dessin n’appartient plus à son auteur une fois qu’il est publié. S’il y a bien un dessin qui ne m’appartient plus, c’est celui de la une de Charlie post-attentats. Pour moi, ce n’est même plus un dessin de moi. Mais c’est le cas pour tous. On n’est l’auteur que lorsqu’on dessine, après le dessin vit sa vie.
Quel est ton point de vue sur la culture du dessin en France ? Sur son rapport à la caricature satiriste ?
Longtemps, j’ai pensé qu’un enfant, comme moi petit, dessine pour comprendre le monde. Puis j’ai compris qu’il dessine pour qu’on nous foute la paix. Mais depuis un certain temps, le dessin de presse n’est plus du tout un domaine où on te fout la paix.
Pendant très longtemps, le dessin n’était pas très bien compris par les responsables de rédaction, et c’est pour ça qu’il y en avait plein. C’était envisagé comme un truc qui égayait le journal sans grand enjeu. Après la publication des caricatures de Mahomet, fini la rigolade. Les dessinateurs ont été placés sur le terrain de la responsabilité.
Maintenant, tu te consacres à des projets longs, des livres comme Catharsis, Indélébiles, Vernon Subutex, et tu te tiens loin du dessin de presse.
Ces projets longs que tu cites sont aussi l’aboutissement de tout ce que je faisais avant. Vernon Subutex était l’écrin idéal pour mettre toutes mes qualités de dessinateur, du reportage, de l’illustration, du dessin satirique ou comique… Depuis cinq ans, j’ai l’impression d’être purement un dessinateur et, peut-être même – qui sait ? –, un artiste. Je fais des bouquins pour ne parler que des gens que j’aime bien : c’est nouveau pour moi. Ça me soulage de n’avoir plus à commenter l’actualité de gens, souvent des politiques, qui fondamentalement ne m’intéressent pas.
Reviendras-tu un jour au rythme du dessin de presse ou c’est vraiment derrière toi pour toujours ?
Ce rythme ne m’a jamais lâché puisque je travaille toujours autant. A un moment donné, quand tu fais un dessin d’actu, tu peux avoir une fulgurance, pondre un dessin génial ou pourri, mais tu n’es qu’une feuille brassée par le vent. Pendant plus de vingt-cinq ans, je n’ai pas regardé derrière moi. Je ne savais pas ce que j’avais dessiné la veille. Avec un livre, il y a une impression d’entièreté assez angoissante mais qui paraît plus juste.
“Je suis un dessinateur éclaté. Mon grand modèle, c’est Willem : il touche à tout, il ne s’impose rien. C’est une ligne directrice depuis que j’ai décidé d’en faire mon métier”
On t’associe souvent au dessin noir et blanc. Avec ce livre, tu passes un cap dans ton rapport à la couleur.
Je suis plutôt un mec qui pense et voit en noir et blanc. Mais quand j’ai lu le roman, je voyais de la couleur, j’ai senti une possibilité à explorer. Pour parler de musique, il fallait s’approcher de quelque chose de synesthésique. Ça a explosé dans ma tête. “Si je veux montrer l’orgasme musical, voire l’orgasme tout court, il faut que je passe par la couleur.” Presque un défi ! C’est là où j’ai pris un énorme plaisir : j’ai dû apprendre. J’ai toujours été angoissé par le fait d’avoir un style.
Une fois qu’un dessinateur a un style, il est rangé dans un placard, sous une étiquette. Là, c’était possible encore de progresser. J’aime l’idée que si tu vas chercher Luz dans une bibliothèque ou chez un libraire, il y aura un livre au rayon humour, un autre au rayon politique, un troisième au rayon BD… Je suis un dessinateur éclaté. Mon grand modèle, c’est Willem : il touche à tout, il ne s’impose rien. Et tu le reconnais, tu sais que c’est lui ! C’est une ligne directrice depuis que j’ai décidé d’en faire mon métier.
>> A lire aussi : Luz raconte l’enfance bafouée d’Albert Cohen
Vernon Subutex est ton deuxième travail d’adaptation après Ô vous, frères humains d’Albert Cohen en 2016, où il raconte sa confrontation à l’antisémitisme à l’âge de 10 ans.
Dans les deux adaptations, il s’agit de personnages qui ont tout perdu et errent dans la vie, deux personnages à la lisière de la folie. Je pense qu’on touche au plus juste, au plus réaliste dans la représentation de nos vies, lorsqu’on s’avance à la lisière du fantastique. Ce que l’on vit avec le Covid, c’est plus fort que du Stephen King !
Notre monde est en permanence à la lisière du fantastique. Quand tu perds ton boulot, la terre s’ouvre en dessous de toi. Quand tu connais le deuil ou une détresse amoureuse, tu rentres dans un monde parfois terrifiant, parfois beau. Je crois que tu ne peux pas raconter la liberté qui nous entoure sans évoquer ce fantastique qui est au coin de la rue.
Ton désir d’adapter Shining, c’est 100 % dû à Stephen King ou aussi au film de Kubrick ?
J’ai découvert le roman très peu de temps après les attentats de janvier 2015, sur mon téléphone portable, vu que je ne pouvais plus aller dans une librairie. C’était pratique, je pouvais le lire partout – dans la voiture des flics, chez moi, aux cabinets. Je l’ai tellement lu que j’ai eu un kyste sur le pouce ! Tout d’un coup, un peu de surnaturel, comme si King se mettait à apparaître au bout de mon doigt. En même temps, j’avais cette boule au ventre que je commençais à appeler Ginette.
Ce bouquin fait partie des choses qui m’ont sauvé la vie, m’ont évité de devenir complètement zinzin. L’histoire de King était plus horrifique que ce que je vivais et était mille fois mieux que le film de Kubrick, assez misogyne. Le personnage de l’épouse, Wendy, n’a aucune profondeur dans le film. En tout cas, il a fallu que je lise des livres-miroir de mon gouffre. Je me suis aussi tourné vers Lovecraft, quelqu’un qui raconte comme personne l’indicible.
>> A lire aussi : La lettre dessinée de Luz à Stephen King
Tu ne t’es tourné que vers des auteurs fantastiques !
Il y a aussi le fantastique intérieur : je pense à un court roman de Dostoïevski, Les Carnets du sous-sol. Les bouquins sur des gens qui deviennent fous sont salutaires contre sa propre folie. Je me suis passionné pour les livres-monologues, je suis toujours fan de Thomas Bernhard, qui parle de ce ressassement en permanence. Des livres où les gens se parlent à eux-mêmes, où le lecteur est juste témoin d’un vortex, c’est parfait pour appréhender le sien.
As-tu ressenti un fort sentiment d’isolement après l’attentat de Charlie parce que le dispositif sécuritaire t’isolait du monde ?
Je suis dans une forme d’exil intérieur, c’est certain. Après, être dessinateur est un métier solitaire, et j’ai toujours rempli mon cerveau de graffiti comme si c’était la grotte de Lascaux. Sauf que depuis 2015 la réclusion dans cette grotte n’est pas toujours volontaire.
“Je me reconnais dans le personnage de Marilyn, en tant que catalyseuse des énergies des autres”
Qu’en est-il du projet de film autour de Ginette, ta boule au ventre ?
J’avais pas mal avancé, le projet est toujours dans les cartons. Sinon, comme 80 % des gens que je connais, j’ai toujours dans l’idée d’écrire une série pour Netflix ! (rires) Tout le monde en a envie parce que tout le monde en ce moment a l’impression de vivre une série Netflix !
Comment en es-tu arrivé à raconter dans ton roman graphique Hollywood menteur (2019) le tournage du film Les Désaxés ?
En décembre 2014, avec mon amoureuse, nous sommes allés voir ce film de John Huston. C’était la dernière fois que nous allions au cinéma dans le monde libre… En fait, six mois plus tard, nous sommes allés voir Mad Max: Fury Road, mais en loucedé. Quand je me levais la nuit pour donner le biberon à ma fille, je me repassais régulièrement le DVD des Désaxés. Pas par nostalgie, mais parce que le film m’intriguait incroyablement.
Je me reconnaissais, dans chacun des personnages. Je me reconnais dans le personnage de Marilyn, en tant que catalyseuse des énergies des autres. Mais aussi dans celui de Montgomery Clift, dans sa façon de partir complètement en vrille. Je me suis dit : “Si j’ai l’impression que ces gens me ressemblent, ça veut peut-être dire que je peux travailler sur eux.” On ne peut pas accompagner longtemps des personnages que l’on ne comprend pas.
C’est pour ça que je n’en pouvais plus du dessin politique : je n’ai plus du tout envie de travailler sur un Hollande ou un Sarkozy. Je m’en suis rendu compte en 2017. J’avais fait quelques dessins politiques pour le site Brain. Ils n’étaient pas bons, parce que ça ne m’intéresse plus de dessiner des gens qui ne me ressemblent pas.
“Mon plus grand regret de ma vie d’avant, c’est de ne plus pouvoir faire du dessin de reportage”
On a l’impression que tu ne peux plus directement travailler sur le réel – comme l’actualité politique. Qu’il te faut maintenant une médiation par une autre œuvre d’art : un film de John Huston, un roman de Virginie Despentes…
Oui, tout à fait. Mon plus grand regret de ma vie d’avant, c’est de ne plus pouvoir faire du dessin de reportage. Quelque part, travailler sur la fiction m’évite de me poser la question de la proximité avec la réalité. Si je pouvais recommencer le reportage, c’est le seul espace où je pourrais sortir de cette perception fantastique du monde. Dans Hollywood menteur, il n’y a que ça. J’ai travaillé cette matière des coulisses d’un tournage comme un sas entre le réel et l’irréel.
Les Désaxés est à la fois le dernier film de Clark Gable (qui meurt avant sa sortie) et de Marilyn Monroe (qui meurt l’année suivante). Montgomery Clift ne lui survit que de quelques années. Le film a quelque chose d’une malédiction…
Tu te rends compte que ceux qui donnent l’impression de mordre la vie à pleines dents meurent les premiers. C’est peut-être une grande BD pour louer les dépressifs ! De toute façon, le jour où ça sera vraiment la fin du monde, il restera les cafards et les dépressifs !
Et enfin, dernière question, pourquoi as-tu tenu à te dessiner à poil dans l’ensemble du numéro ?
Parce que je me sens dans Les Inrocks comme à la maison. Honnêtement, l’envie de danser à poil dans les rues n’a jamais été aussi forte que depuis qu’elles sont désertée à cause du virus. Mais je suis devenu un adulte responsable qui respecte l’adage : qui se balade le cul à l’air encule les gestes barrières. En couv des Inrocks, ça va, c’est safe.
Vernon Subutex, tome 1 de Virginie Despentes, illustré par Luz (Albin Michel), 304 p., 29,90 €, en librairie le 12 novembre
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