Jack Nicholson, d’une sobriété insoupçonnée, en journaliste qui cherche à disparaître. Antonioni approfondit comme jamais sa réflexion sur l’identité.
C’est un des morceaux de bravoure les plus fameux du cinéma : un plan-séquence de sept minutes, le pénultième de ce film d’Antonioni – et non le dernier, comme on l’entend souvent – qui consiste à ne rien voir d’un événement, et néanmoins à tout en saisir. L’événement, c’est l’assassinat d’un héros fatigué ; le lieu, une chambre d’hôtel donnant sur la petite place d’un village andalou ; l’exploit, avoir fait traverser les barreaux de la fenêtre par la caméra (bien avant l’assistance numérique, en 1975), ratant par conséquent ce qui se jouait derrière elle (la mort), mais offrant bien plus au spectateur : la vie, enfin libérée, du poids du désastre à venir.
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Auparavant, on l’aura vu ce héros fatigué, interprété par Jack Nicholson au faîte de sa gloire et de son génie, traîner ses guêtres en Afrique, à Munich, Barcelone, Madrid. Comme lui, Michelangelo Antonioni est depuis quelques années en fringale de voyages : en Angleterre (Blow up, 1968), en Californie (Zabriskie Point, 1970), en Chine (Chung Kuo, 1972), et en Amazonie, pour les repérages d’un film qui aurait dû initialement s’y tourner si Carlo Ponti, le producteur de la MGM avec qui le cinéaste avait signé pour trois longs métrages, ne l’en avait dissuadé.
De ce projet avorté, Antonioni garde le casting, le scénariste (Mark Peploe), et l’idée d’un journaliste en bout de course, comme passager de sa propre vie (The Passenger est d’ailleurs le titre anglais de Professione : reporter), et qui décide d’en changer radicalement. Non pas donc en partant dans la jungle, mais en usurpant l’identité d’un mort : David Locke devient Robertson, marchand d’armes en Afrique, néo-Rimbaud héritant moins du sens de la poésie que des emmerdes inhérentes à son nouveau job. Chemin faisant, il croisera la route de quelques tueurs, de son ancien producteur et surtout d’une jeune femme qui elle aussi s’ennuie, jouée par une Maria Schneider irrésistible, tout juste revenue de Paris et du traumatisant Dernier Tango.
Profession : reporter est le dernier chef-d’œuvre (et selon nous le plus beau) de la période internationale du cinéaste, avant un hiatus de six ans rompu en 1981 par l’expérimental Mystère d’Oberwald. Ce qui bouleverse ici, et touche au plus juste de la modernité, c’est qu’Antonioni y filme la naissance d’un monde où l’image ne se contente plus de tromper, mais enserre, enferme et digère toute étincelle de liberté. Et il le fait par une magistrale leçon de mise en scène : deux heures durant, il montre un personnage qui cherche à fuir le cadre, mais que la caméra, par des panoramiques torves ou des coupes impavides, comme automatisés, finit toujours par rattraper. C’est seulement par le plan-séquence, censé être le procédé par excellence de l’omniscience, qu’il parviendra à se faire oublier.
La leçon ne tombera pas dans les yeux d’un aveugle, puisque Brian De Palma (dont Blow out prouve, si besoin était, qu’il est un admirateur du maître italien) usera exactement du même procédé dans L’Impasse – on lira pour s’en convaincre Les Mille Yeux de Brian De Palma de Luc Lagier. Quarante-deux ans plus tard, la pertinence du propos reste intacte.
Profession : reporter de Michelangelo Antonioni (Fr., Esp., It., 1975, 2 h 05, reprise) en salle le 26 juillet
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