[Luz rédacteur en chef] Pour ce numéro spécial, Luz a souhaité interviewer James Murphy, tête pensante de LCD Soundsystem avec lequel il a noué une amitié autour de la musique et du lien viscéral au disque vinyle et aux rencontres. Echange à distance mais sur la même longueur d’onde.
Luz — Ah, le voilà !
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James Murphy — Désolé, je suis en retard, je ne devrais jamais faire confiance à mon cerveau. Il est complètement parti, je suis comme un insecte ou un poisson rouge.
Je vois que tu es dans un studio, c’est le tien ?
C’est mon studio, oui. J’en avais un à Manhattan avant, mais le building a été vendu et j’ai dû quitter les lieux. J’ai emménagé de nouveau à Brooklyn.
C’est le même que celui que tu avais avec DFA ?
Celui de DFA était dans le building de Manhattan. Maintenant, c’est Brooklyn, le nouveau DFA !
En parlant de DFA, le label que tu as monté en 2001, on en est où ? Il est toujours actif ?
Oui, je vais justement m’y remettre. Le reprendre en main et redémarrer la machine.
Tu t’en étais éloigné ?
Je n’avais plus mis mon nez dans les affaires de DFA depuis des années. Je n’avais aucune interaction avec le label depuis des lustres. Et c’est normal, pendant que Jon (Jonathan Galkin, cofondateur de DFA Records – ndlr) le faisait tourner, moi j’étais en tournée. Je me voyais mal mettre mon nez dans les trucs en cours entre deux voyages. Mais je suis de retour !
Peut-être que je peux t’expliquer pourquoi Les Inrockuptibles m’ont demandé d’être leur rédacteur en chef…
Oui, pourquoi ? Quelle mauvaise idée !
Je n’ai que des amis moches à montrer et rien à dire en plus !
C’est un désastre pour ce journal !
Le plus grand des désastres.
Il n’y a aucun moyen que ça se vende !
Alors voilà, j’ai fait une bande dessinée qui va bientôt sortir. C’est l’adaptation d’un roman de Virginie Despentes. L’histoire, c’est celle d’un vendeur de disques qui vit en 2012, et un jour il perd son magasin, son appartement et devient clodo. Et, finalement, il va devenir un messie grâce à la musique. Tu avais une boutique de disques, n’est-ce pas ?
Non, je bossais chez un disquaire quand j’étais gosse, mais je n’ai jamais été propriétaire.
C’est drôle, quand je pense à toi, je te vois comme un passeur.
Un passeur, oui. Ou un influenceur, comme on dit maintenant. Tu m’imagines sur Instagram, brandissant une pochette d’album ? Quand j’étais gosse, j’étais celui qui faisait des mixtapes pour les autres. J’étais en quelque sorte un pré-DJ.
Tu es aussi un passeur grâce à ta musique. En suivant le fil de tes influences, tu nous emmènes vers Bowie, Eno, même McCartney. Donc, d’une certaine manière, tu restes un disquaire.
Et je suis à 50 % journaliste (il rigole).
“J’aime ce qui est physique. J’aime les disques, je n’utilise pas d’ordinateur”
Le Covid semble avoir accéléré la baisse des ventes de disques, il n’y a plus de concerts, on vit une époque de dématérialisation progressive. Alors que toi, tu restes viscéralement attaché à l’objet.
J’aime ce qui est physique. J’aime les disques, je n’utilise pas d’ordinateur, j’utilise cela (il désigne sa table de mixage analogique – ndlr). Je résiste à la nature éphémère de la technologie moderne.
Un ami m’a dit un jour : “Quelle est la différence entre un disque et un MP3 ? – Tu ne peux pas tenir un fichier MP3 dans ta main.” Il est aussi question d’amour.
C’est quelque chose de l’ordre du corps et de l’esprit. Tu peux aimer les personnes que tu ne vois qu’à travers un écran d’ordinateur sur Zoom. L’amour n’est pas remis en question. Tu les aimes. Mais ce n’est pas la même chose.
La musique, c’est encore autre chose, parce que ce n’est pas physique, mais notre expérience de la musique dans le monde moderne – et quand je parle du monde moderne, je parle de ce que l’on connaît depuis la seconde moitié du XXe siècle –, c’est que la musique s’est retrouvée contenue dans des objets.
De la même manière, tu peux regarder un film sur un ordinateur portable, cela restera le même film. Mais te rendre dans une salle de cinéma et partager ce moment avec des gens dans une pièce obscure, c’est autre chose.
J’étais en train de penser à ce nouveau monde immatériel et à celui que l’on a connu avant, comme si l’on avait eu une vie un peu “collector”. Je ne suis pas de nature nostalgique, mais quand je regarde dans le rétro, je me dis : je t’ai vu tant de fois en concert, comment est-ce possible ? Et je me demande si les gens retourneront dans des salles de cinéma ou voir des concerts.
Je pense que les choses seront différentes. Il y aura des gens qui voudront vraiment y retourner, mais peut-être qu’ils n’y retourneront qu’une fois et puis de moins en moins. Quand on en aura fini avec la pandémie, on aura plein de groupes impatients de jouer, notamment parce qu’ils seront sur la paille.
Ils voudront désespérément partir en tournée et les gens sûrement les voir, mais je ne sais pas s’ils souhaiteront les voir de la même manière qu’ils avaient l’habitude de les voir dans les festivals. Tu n’es pas obligé d’aimer la musique quand tu vas à un festival, certains veulent juste s’y retrouver pour être entre potes.
“Mon job est de faire de la musique pour les kids qui se sentent bizarres et seuls”
Tu n’avais pas prévu de tourner en 2020 ?
Non, parce que je n’ai pas sorti de disque. La mise en place du studio a pris du retard, sinon j’aurais peut-être terminé un disque et j’aurais probablement prévu de tourner.
Les Inrockuptibles – En parlant de dématérialisation, cette année, Travis Scott a fait un concert dans Fortnite, un jeu vidéo. Tu te verrais faire quelque chose dans le genre ? Les kids semblent adorer.
Je ne pense pas que ce soit pour moi (il se marre). J’ai 50 ans. J’ai été à peu près vieux à un moment de ma vie, mais là je le suis pour de bon. Et je ne suis pas sûr que je sois la personne que les kids voudraient voir en concert dans un jeu vidéo. Mon job est de faire de la musique pour les kids qui se sentent bizarres et seuls.
C’est pour cela que je suis là. Je ne dis pas que c’est mauvais – c’est une idée intéressante –, c’est juste que mon job est de continuer à faire ce que je sais faire. Et un certain pourcentage des kids qui ne sont pas nécessairement intéressés par ce qui intéresse la majorité des kids qui les entourent auront un endroit où se sentir bien. Donc, non, il y a peu de chances de me voir dans un jeu vidéo.
Et j’imagine que tu ne fais pas non plus le DJ ces derniers temps ?
Non, et je ne fais pas non plus de DJ-set sur internet.
C’était un peu le sens de ma question. J’ai vu quelques vidéos dans le genre pendant le confinement, des performances, des DJ-sets, et j’ai trouvé ça très triste. Tu as reçu des propositions ?
Oui, bien sûr. Et je ne suis pas contre, je pense juste que ce n’est pas pour moi. La dance music est un truc étrange pour moi. Je suis rentré dedans par l’entremise du DJing parce que j’aime l’idée que cette musique ait un but spécifique : faire danser. Quand tu peins ta maison pour la rendre imperméable à la pluie, tu fais ça dans un but bien précis. Mais si tu peins un tableau, tu le fais dans quel but ? Le vendre ? Tu te retrouves tout d’un coup face à cette grande question existentielle : pourquoi je fais de l’art ?
Cette question m’a donné du fil à retordre quand je bossais sur ma musique. Je me suis retrouvé à plusieurs reprises à me dire : “OK, je viens de finir cette chanson, si les gens dansent dessus, c’est qu’elle est bonne. Ça veut dire qu’elle fonctionne. Elle a une raison d’exister.” Je ne fais pas de la musique à écouter. C’est de la musique pour le corps. Body music ! Et je me sens bizarre quand elle revêt une autre signification. Est-elle banale ? Populaire ? Ou peut-être avant-gardiste ou anti-establishment ? Rien de tout cela ne me parle. Je veux faire de la musique pour danser.
Tu as quand même fait des disques qui peuvent s’écouter et qui ne se prêtent pas à la fête. Comme la bande originale du film Greenberg (2010). J’ai réécouté cet album pendant le confinement et j’y ai vu comme une sorte de prémonition.
Mais pour Greenberg, ce n’est pas tant moi jouant de la musique que moi jouant la comédie. Il y a ce film et ces gens qui me demandent une musique qui puisse l’accompagner. Le plus simple pour moi était de me poser ces questions : qu’est-ce que le personnage pourrait écouter ? Quel genre de musique il aime ?
Le type est un peu arrogant, il pense qu’il sait tout mieux que tout le monde, peut-être qu’il écoute des trucs underground et qu’il pourrait aimer de vieilles demos californiennes perdues d’une rockstar ? Mais, encore une fois, je joue un rôle. Je suis dans la dynamique de prétendre être quelqu’un d’autre. Mais, là encore, j’avais une raison de faire cela. Un objectif.
En parlant de Greenberg, je me souviens qu’on s’était vus et on avait discuté de la raison pour laquelle tu avais bossé dessus. Tu écoutais beaucoup McCartney à l’époque je crois. Tu étais inspiré par lui. Alors, peut-être que ma question maintenant, c’est : qu’est-ce que tu écoutes en ce moment ? Quelque chose qui t’inspire et te guidera vers ton nouvel album peut-être ?
Comme j’ai remis le nez dans les affaires de DFA, j’ai écouté pas mal de vieux trucs du label. J’ai aussi beaucoup écouté Robert Fripp, des trucs électroniques, les premiers New Age Steppers ou The Slits. Des trucs assez bruts, dans l’ensemble.
J’ai aussi beaucoup écouté No Pussyfooting (1973), l’album de Brian Eno et Robert Fripp. Si c’est le genre de trucs que tu écoutes, c’est que ton prochain album risque de ressembler à Metal Machine Music (1975), de Lou Reed !
Arf… Je pense que j’en ai fini avec ça, j’ai fait suffisamment de bruit. Mais je prends un peu de temps pour penser à tout cela. J’ai repris aussi la guitare – ça faisait longtemps que j’avais arrêté d’en jouer.
Pourquoi tu as arrêté ?
J’ai rencontré un grand guitariste quand j’avais 19 ans, j’ai vu à quoi ressemblait un mec qui sait vraiment jouer, et je me suis rendu compte que je ne suis définitivement pas un bon guitariste. Mais je joue de la batterie.
Tu as passé ton confinement à New York ?
Oui. La plupart du temps à Brooklyn. On a aussi une maison au bord de la mer.
“Si Trump gagne une fois encore, je quitterai probablement les Etats-Unis. Je crois que je ne le supporterais pas”
Et l’Europe t’a manqué pendant cette période ? Je ne parle pas seulement de tourner, mais aussi de voyager.
Oui, énormément. Je ne suis jamais resté aussi longtemps à New York et en Amérique depuis mes 15 ans. Et j’ai remarqué certains trucs marrants : j’ai notamment remarqué que les journées pouvaient être très courtes ou très longues. Je n’avais jamais expérimenté de rester dans un seul endroit aussi longtemps.
En plus d’être en confinement, tu étais contraint d’être confiné en Amérique, ce qui n’est pas le pays le plus fun en ce moment.
Ça a été un putain de cauchemar, tout est insensé. Je suis marié à une Européenne, et on s’est dit que si Trump gagne une fois encore, on quitterait probablement les Etats-Unis. Je crois que je ne le supporterais pas. Elle n’a aucune raison de supporter ça. Elle est en Amérique depuis un moment, pourquoi s’infligerait-elle ça ? Après, l’Amérique n’est pas le pays le plus simple à fuir quand les choses se mettent à déconner. C’est un territoire immense, c’est le pays le plus militarisé au monde de toute l’histoire. Si les USA pètent une pile, on est tous concernés. Et il n’y a aucun moyen d’y échapper.
C’est drôle, parce que l’Amérique me fait penser à une immense petite ville. Toi, comme moi, on vient d’une petite ville et on a tous les deux ressenti le besoin de…
Run away, run away (James chante Smalltown Boy de Bronski Beat – ndlr).
Exactement !
Le fait de venir d’une petite ville est un truc qui me suit partout, c’est un truc auquel je ne peux pas échapper.
En parlant de Trump, une des dernières chansons que tu as sorties est une reprise d’Heaven 17, (We Don’t Need This) Fascist Groove Thang, qui est sans doute l’une des plus politiques que tu aies chantées. Ça a été une sorte de catharsis pour toi ?
Je ne sais pas, je me suis dit que j’allais reprendre cette chanson plutôt que d’écrire ma propre chanson politique. Parce que ce n’est pas la façon dont j’écris. Je ne saurais pas quoi écrire sur ces sujets.
Tu as déjà écrit des chansons énervées, on t’a déjà vu en colère…
Ecrire sur la politique, c’est autre chose. Regarde, je suis entouré de gens qui détestent les supporters de Trump. Et c’est vrai que ce sont des gens faciles à détester. Mais je ne peux pas m’empêcher de penser qu’on ne partage plus les mêmes canaux d’information. On ne partage plus la même vérité sur laquelle on pourrait débattre et avoir des opinions différentes. Il n’y a plus d’opinions différentes de nos jours, on ne fait que parler de choses complètement différentes. C’est sombre et assez fou, je ne sais pas comment on en est arrivé là. Il y a un manque cruel d’empathie.
On a échoué à comprendre ce dont l’autre a besoin. On n’a plus de destin commun, alors qu’il me semble qu’on avait ça avant. Aujourd’hui, les gens restent dans une bulle. Tu peux rester enfermé dans cette bulle et dans tes croyances sans t’en rendre compte, mais dès que tu voyages, tu as l’occasion de réaliser que tu vis dans une bulle. Le problème, c’est que cette bulle s’est déployée à l’échelle mondiale avec internet.
Tous ces Américains dont tu parles pourraient sauter dans l’avion, aller en Europe, en Chine, ou n’importe où ailleurs dans le monde.
Il y a des gosses aux Etats-Unis qui veulent faire des études, qui partent à l’étranger et qui reviennent avec une nouvelle expérience. Et, d’un coup, les choses deviennent bizarres avec leur famille. Il y a comme une sorte de trahison. Certaines familles ne se parlent plus. Ils ont fait des études, ont vécu en Europe et maintenant ne veulent plus parler à leurs parents parce qu’ils trumpent !
“Trumper”, je ne savais pas que c’était devenu un verbe !
Tu ne peux pas dire que ce sont des républicains, parce que ce n’est pas la même chose. Trump, c’est encore un truc différent.
C’est dommage d’avoir en face de Trump un mec comme Biden, non ? Il est peut-être cool, mais c’est encore un autre mec de plus de 70 ans.
Tu n’auras pas un candidat plus progressif et intéressant face à un type comme Trump – c’est un populiste, il a fait sauter tout ça. Le pays est davantage démocrate qu’il n’est républicain et un poil plus progressif qu’il n’est conservateur. Mais on ne parle pas ici non plus d’un pays très à gauche. Donc, si tu veux faire basculer le pouvoir, il faut aussi aller chercher des conservateurs qui n’aiment pas Trump. Il nous faut des gens qui disent : même si je ne suis pas un démocrate, voter pour les démocrates demeure la meilleure chose à faire pour le bien du pays. Quelqu’un doit jouer le rôle de l’adulte !
Si jamais Trump devait être réélu, quelle chanson devras-tu écrire ou reprendre ?
Un requiem ? Il faut comprendre que c’est un danger global. Regarde aujourd’hui où nous en sommes, même George W. Bush nous semble avoir eu un état d’esprit raisonnable, alors qu’il a quand même déclenché une guerre parfaitement illégale.
Le titre de ton dernier album, American Dream (2017), devient de plus en plus ironique avec le temps.
Il a toujours été pensé pour être un peu flippant. J’ai lu un papier dans lequel l’auteur attaquait la pochette, du genre : “C’est anxiogène, et le titre comme ça, dans le ciel, est très déplaisant.” Et c’est exactement ce que cette pochette essayait de susciter ! Il a compris tout ce que j’ai tenté de provoquer. Intituler cet album American Dream était quelque chose de spécial pour moi à cette époque.
Les Inrockuptibles — En parlant de graphisme, tu te souviens du poster dessiné que Luz a fait pour ton 45t Tribulations en 2005 ?
(Il prend un temps pour réfléchir) Oui ! Celui avec la fête ? C’est pas que je ne m’en souvenais pas, mais j’essayais plutôt de me souvenir ce qu’était Tribulations ! (rires) Luz m’a fait beaucoup de dessins.
Et si Biden gagne, quelle reprise ferais-tu ?
Je pense que je ne ferai rien, je prendrai enfin du repos.
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