Dans ce texte confié aux “Inrocks”, la cinéaste chilienne Marcela Said, née en 1972 à Santiago, réagit aux événements en cours au Chili.
Depuis le 18 octobre, le peuple chilien, qui s’est soulevé contre les inégalités sociales dans la foulée d’une augmentation du prix du ticket de métro, affronte une répression féroce. Préoccupée par la situation, la cinéaste chilienne Marcela Said nous a fait parvenir ce texte. Dans son œuvre cinématographique, le spectre du passé dictatorial du Chili n’est jamais loin, tantôt sur le mode documentaire – El Mocito (2011), sur un ancien agent au sein des appareils de répression du général Pinochet (DINA) -, tantôt sur le mode de la fiction – Los Perros (2017).
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Son premier film de fiction, L’été des poissons volants (2013), présenté à la Quinzaine des réalisateurs, touchait également à un sujet de société brûlant au Chili : l’antagonisme entre les Indiens mapuches et les descendants des colons européens. C’est donc en connaissance de cause qu’elle s’exprime sur ce qu’elle considère comme une révolution à l’avenir encore incertain.
Marcela Said – En octobre 1963, le dramaturge chilien Egon Wolff et le metteur en scène Victor Jara [plus connu en tant que chanteur, proche de Salvador Allende, ndlr] présentaient à Santiago une œuvre de théâtre prémonitoire, appelée Les Envahisseurs. L’histoire montre l’homme d’affaires Lucas Meyer, sa femme Pietà et leurs jeunes enfants, devant l’intrusion inattendue d’une horde de mendiants dans leur élégante maison. Etant donné que le débat idéologique sur les différences socio-économiques s’était intensifié au cours de cette décennie dans notre pays, Les Envahisseurs fut interprété par les critiques de gauche comme une allégorie d’une lutte de classe imminente. “Les envahisseurs” ne seraient que la représentation d’une couche sociale qui fait peur, la crainte consciente et inconsciente de la perte des privilèges de la haute bourgeoisie industrielle. Dix ans plus tard, vous connaissez tous l’histoire. Après le sanglant coup d’Etat de Pinochet, le metteur en scène de la pièce est sauvagement assassiné, ainsi que 4 000 de nos compatriotes.
Je suis née avec le coup d’Etat, j’ai grandi en dictature, les militaires étaient dans les rues. C’est un peu comme les feux rouges, on s’était habitué à les voir postés devant chez soi. J’avais du mal à comprendre la peur de ma mère, mais j’entendais des histoires à l’école, des histoires horribles sur des gens qui disparaissaient, que l’on torturait. Vers mes douze ans, quand la crise économique a touché le pays, un groupe armé, le FPMR [Frente Patriótico Manuel Rodríguez, d’obédience marxiste-léniniste, ndlr], a commencé à poser des bombes, à lutter contre l’ennemi. Et puis le peuple chilien a finalement compris que les oppresseurs étaient des êtres en chair et en os que l’on pouvait atteindre, qu’il était possible de manifester et de leur jeter des pierres. Les Chiliens sont sortis dans les rues, ils avaient perdu la peur. Ce fut le début de la fin pour Pinochet.
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La dictature chilienne n’avait pas seulement semé la terreur, elle avait aussi transformé un pays. Pinochet, avec les « Chicago boys » [un groupe d’économistes néolibéraux, ndlr], avaient imposé le néolibéralisme, l’Etat était réduit à son expression minimum, et toutes les richesses du pays étaient passées aux mains de fortunes privées. Le saccage du pays avait eu lieu bien avant ces dernières semaines, comme le signale notre actuel gouvernement.
“La paix sociale a un coût que personne n’a jamais voulu payer. Le résultat est qu’aujourd’hui, son prix est réclamé avec des intérêts.”
Depuis la fin de la dictature, les abus, la corruption, les inégalités, les injustices n’ont cessé de croître. La fameuse théorie économique qui consiste à dire que la richesse des riches va devenir la richesse des pauvres, n’a jamais porté ses fruits. La paix sociale a un coût que personne n’a jamais voulu payer. Le résultat est qu’aujourd’hui, son prix est réclamé avec des intérêts.
J’ose dire que tous les Chiliens ont conscience de ces abus, car nous avons tous été affectés par le prix exorbitant des médicaments, par celui des compagnies d’électricité qui pratiquent les prix les plus élevés au monde, ainsi que les compagnies de téléphone, d’eau, etc. Beaucoup de Chiliens survivent à crédit, ils ont souvent deux ou trois emplois en même temps qui ne permettent pas de régler toutes les factures à la fin du mois. Nous avons un taux de suicide très élevé, et cela affecte beaucoup d’adolescents issus de tous les milieux. Nous étions tous au courant que la situation était insoutenable.
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Quand j’écoute la classe politique qui prétend ne pas avoir vu venir ce qui est en train d’arriver, je n’arrive pas à la croire. C’était évident que ça allait arriver, c’était évident qu’un jour le vase allait se rompre. La violence est la réponse la plus animale à l’abus, et dans les rues du Chili, elle s’est déchaînée. La rage des abusés, des exclus du système a pris un tournant dangereux et notre président, complètement aveuglé, n’a pas trouvé de meilleure solution que de sortir les militaires dans la rue.
Je ne sais pas si vous vous rendez compte de ce que cela veut dire pour nous les Chiliens.
“Nous avons tous repensé à la période la plus sombre de notre histoire. Notre démocratie est encore fragile, nous sommes un peuple traumatisé”
Quand j’ai appris ce que le président Piñera était en train de faire, nous avons tous repensé à la période la plus sombre de notre histoire. Notre démocratie est encore fragile, nous sommes un peuple traumatisé, et ce président fait appel aux militaires pour calmer les esprits. Comment peut-il être si inconscient ? Il y a quelques jours, un enregistrement de sa femme, Cecilia Morel, a fuité dans la presse. “Nous sommes complètement dépassés, c’est comme une invasion étrangère et extraterrestre”, disait-elle. J’ai pensé aux envahisseurs de Egon Wolff, c’était littéral, toute la presse s’est moquée d’elle. Dans les manifestations, il y a désormais pleins de gens qui se déguisent en Alien.
Ce qui est terrible, c’est de constater l’actualité d’un texte des années 60. Je suis sûre que les Chiliens sont préparés pour construire un autre pays, un pays plus juste, plus solidaire, plus fraternel. Mais j’ai peur que Piñera et son gouvernement ne soient pas à la hauteur de ce nouveau défi et optent pour une stratégie qui consiste à conserver à tout prix leurs privilèges.
Ils n’ont pas réellement conscience du fait que le Chili vit aujourd’hui une véritable révolution. Piñera continue d’agir comme le patron d’une entreprise qui attend la fin de la grève pour reprendre ses affaires.
Marcela Said
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