A travers l’étude des croisements culturels opérant hors des grands centres, le collectif Slavs and Tatars déploie son érudition grotesque. Un plaidoyer en faveur du syncrétisme et l’une des meilleures expositions de l’année, à découvrir pour l’instant en ligne.
C’est un jus de choucroute autant qu’un élixir de déconditionnement, et cette potion, présentée dans son frigo customisé à l’entrée de l’exposition Régions d’être, il nous faut la boire. La boire pour oublier nos habitudes non interrogées, puis déglutir pour achever de faire passer ce qu’il pourrait rester de réflexes hérités.
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Alors, la digestion propédeutique peut commencer, et nous voilà prêt·e à recevoir une proposition qui traitera précisément du mélange des influences culturelles et des sucs gastriques, de la mobilisation des sens non rétiniens du·de la visiteur·euse et de l’histoire biologique de sa perception, et d’un geste un peu absurde qui, en adoptant la posture de l’“idiot savant”, nous parle de géopolitique par l’entremise de cornichons.
Métabolisation de la recherche
A la Villa Arson de Nice, qui accueille la première exposition institutionnelle française du collectif Slavs and Tatars, les cornichons en question font office de signalétique et ouvrent la première salle : le frigo donc, son papier peint assorti, un tapis mural monumental orné d’un calligramme (on lit notamment : “Inclinez-vous devant les bactéries”) et une petite photographie de Pasteur maculée d’une projection lactée. L’ensemble déploie l’une des pistes de recherche en cours du collectif, consacrée à la “Pickle Politics” (politique de la fermentation).
A l’encontre de la rationalité occidentale, de la guerre aux microbes et de la stérilisation de Pasteur, la fermentation accueille les bactéries, les moisissures et les levures en un joyeux syncrétisme saumâtre. Car les recherches de Slavs and Tatars s’enracinent bel et bien dans l’étude d’une zone géographique, et celle-ci n’est ni l’Europe, ni les US, ni aucun des grands centres de visibilité, mais s’étend du mur de Berlin à la muraille de Chine – où l’on consomme notamment ledit jus de choucroute plus spontanément.
Faire une place aux marges, réunir des entités mutuellement exclusives et célébrer l’hybridation, la prolifération et la contamination
Formé en 2006 et aujourd’hui installé à Berlin, le collectif émerge initialement en tant que groupe de lecture. Pour leurs fondateurs, l’Irano-Américain Payam Sharifi et la Polonaise Kasia Korczak, il s’agissait, et c’est encore le cas aujourd’hui, de faire une place aux marges, de réunir des entités mutuellement exclusives et de célébrer l’hybridation, la prolifération et la contamination.
Méconnue, oubliée, cette région, où se croisent les populations et les religions, les groupes linguistiques et les coutumes culturelles, est trop vaste pour que quiconque puisse en être spécialiste, et, de toute manière, le savoir scientifique, ce n’est pas leur sujet. Car ce qui donne à leurs œuvres leur texture, quels que soient la forme et le support, c’est avant tout un processus de métabolisation de la recherche.
En attente d’activation
Au fil des quatorze salles, les formes sont toujours séduisantes ; leur impact, immédiat et la sensorialité, à fleur d’organes. Si les papilles sont les premières à se tordre, les tapis tissés au mur (la série des Love Letters, 2013) et leur hit, un porte-livre-tapis-de-prière-banc-public (PrayWay, 2012), en appellent au toucher. Les nombreuses œuvres à la surface miroir imprimée font du principe de compréhension de l’histoire une affaire de situation personnelle ; lorsque l’on veut s’y voir, c’est en fait elle qui nous regarde (Reverse Dschihad, 2015), tandis qu’une pièce sonore [Lektor (speculum linguarum), en cours depuis 2014], originellement en langue ouïgour, fait bruire l’espace des doublages en voix off dans la langue de chacun des pays qui l’ont accueillie auparavant.
Les thèmes de l’identité, de la foi, de la migration et du colonialisme s’y trouvent transposés à ce langage affectif, trouble, complexe et ambigu qui est celui de l’art
Régions d’être rassemble un ensemble de pièces marquantes de la carrière de Slavs and Tatars et s’impose sans l’ombre d’un doute comme l’une des expositions les plus importantes de l’année. Les thèmes de l’identité, de la foi, de la migration et du colonialisme s’y trouvent transposés à ce langage affectif, trouble, complexe et ambigu qui est celui de l’art – à condition que celui-ci, oubliant sa spécificité, oubliant sa force, ne s’excuse pas d’être art en tentant de s’aligner sur la recherche ou le militantisme.
Ici, il n’y a pas de documents sous verre, pas de notes de bas de page, pas de clins d’œil d’insider à l’histoire de l’art, pas de signes extérieurs d’engagement politique. Seulement ces formes à la fois compactes et stratifiées en attente d’activation, ouvertes à tous·tes, si ce n’est que, pour une fois, ainsi que le rappelle Payam Sharifi lors de la visite, “le savoir régional du dentiste ou du garagiste libanais sera privilégié sur le savoir artistique de l’habitué des expositions”.
Régions d’être de Slavs and Tatars, Villa Arson, Nice. Exposition fermée jusqu’à nouvel ordre ; à télécharger : un riche “document de visite”
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