Quand on vit dans la rue ou en situation de précarité, les besoins primaires prennent toute la place : il faut se nourrir, tenter au mieux de se loger voire de s’abriter. Mais où se situe le sexe là-dedans ? A-t-il encore sa place ? Six personnes SDF témoignent.
Si notre société est encore hypersexualisée, les personnes en marge se retrouvent souvent exclus des plaisirs, tant vantés, de la chair. Très peu d’études sur la sexualité ont été faites avec la participation des SDF et des personnes en situation précaire. Mais aborder ce sujet avec elles et eux permet d’affirmer leur appartenance au monde commun. C’est en tout cas la conclusion d’une étude effectuée par l’observatoire du Samu Social de Paris en mars 2007 intitulée « Survivre ou faire l’amour, la pluralité des expériences affectives et sexuelles des personnes sans domicile fixe ».
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En 2019, le sexe entendu comme plaisir serait-il réservé à une catégorie de la société, faisant de lui un facteur de discrimination social ? Six personnes ont accepté de se confier aux Inrocks. Pour certain.e.s le sujet paraît plus difficile à aborder, on constate une différence indubitable selon le genre auquel on appartient. Si les hommes que nous avons interviewés parlent d’un manque, les femmes, elles, évoquent largement les violences sexuelles qu’elles ont subies. Près de 38 % des sans-abri sont des femmes selon les chiffres de l’INSEE. Pour certaines, la sexualité constitue parfois une monnaie d’échange, une forme de prostitution indirecte. Et leur condition est d’autant plus compliquée que l’association Entourage estime qu’on recense une agression sexuelle sur une femme SDF toutes les huit heures.
Elina Dumont, 50 ans, ancienne SDF ayant passé plus de 15 ans dans la rue et actuellement conseillère à la région auprès de Valérie Pécresse
« S’il faut coucher avec un type pour être tranquille, alors pourquoi pas. C’est la seule manière de se sentir protéger, je l’ai fait. Je connais même des femmes qui ont accepté de faire des mariages blancs. J’ai failli le faire avec un Egyptien, mais j’ai refusé au dernier moment. En attendant, mes copines ont eu un logement. Maintenant elles sont divorcées mais elles touchent une pension et, à l’époque, elles ont eu assez d’argent pour se sortir de la rue. Je ne crois pas à une sexualité consentie comme je ne crois pas à une relation amoureuse dans la rue. Pour cela il faudrait avoir le choix et la situation fait que ce n’est pas le cas.
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J’ai été SDF à Jacques Bonsergent et je parlais à tout le monde, je m’entendais très bien avec l’épicier maghrébin du coin de la rue qui me filait à manger. Un jour un monsieur en costard cravate vient me voir, il tenait un hôtel et il m’a gentiment proposé un logement pour une semaine. J’avais 21 ans, j’étais jeune, c’était mieux que rien. J’étais peut-être un peu naïve, mais le mec n’avait pas la tête d’un voyou. Tous les matins je le remerciais et je lui disais joyeusement : ‘A ce soir !’. Au bout de quelques jours, l’épicier me conseilla de me méfier. J’aurais pu tomber amoureuse de ce généreux directeur d’hôtel. Et je me suis aperçue que ce mec repérait des filles dans la rue, il leur proposait des chambres pendant huit jours et ensuite il fallait se prostituer. Quand j’ai appris ça j’ai eu la peur de ma vie. Alors un matin, j’ai fait un au revoir habituel et je suis partie sans plus jamais revenir. J’ai même changé de quartier pour ne pas qu’il me retrouve. »
François, 60 ans, SDF
« Bien sûr, le corps, lui, il est toujours vivant, bien sûr que l’on a la dalle. Quand tu fais une croix sur la vie, y a plus que la rue et ça fait du mal de se voir diminuer, les femmes ne nous regardent pas, on est loin d’être un fantasme. Elles filent quand elles me voient. Faut pas se leurrer, sinon il y a la branlette, les autres, ils vous diront que non, mais moi, je vous assure que oui, on est nombreux à se contenter de ça. »
Samia, 29 ans, marocaine bénéficiaire de l’accueil de jour pour femmes des Restos du cœur de Nantes
« Je suis arrivée en France en 2015, quand ma sœur a épousé un Français, je suis restée deux ans chez eux jusqu’à ce que je décide de préférer la rue à leur domicile et à mon beau-frère… Depuis, j’essaie de survivre, de régler mes problèmes, d’obtenir un titre de séjour, un travail, et peut-être pouvoir reprendre des études. Je dis à tous les hommes qui m’approchent que je suis en couple, comme ça ils me fichent la paix. Je suis encore vierge. Je ne veux pas d’homme, pas d’amour, pas de sexe, ce sont des complications inutiles dans ma vie actuelle. Mais un jour peut-être, quand je serai stable. »
Karl, 49 ans, SDF
« Je n’ai jamais arrêté de m’intéresser aux femmes, j’ai continué à draguer, à séduire. Ce n’est pas toujours facile en effet. Il faut d’abord que la fille accepte ma condition de marginal, que ça ne lui fasse pas peur. Certaines m’ont clairement dit que ce n’était pas envisageable et elles ont passé leur chemin. Moi je fonctionne beaucoup au feeling, j’ai toujours fait ça, même avec la mère de ma fille à l’époque où j’étais inséré dans la société. Aujourd’hui, je vis au jour le jour et je prends ce que la vie m’apporte en rencontres, notamment, et en opportunité.
Quand j’étais à Nantes, un alignement des planètes a fait que j’ai pu enchaîner les conquêtes, des relations éphémères certes, mais plaisantes tout de même. Je me souviens de la jeune punkette Marion… Nous avons baisé sur le capot d’une voiture en pleine journée. La propriétaire était tellement gênée qu’elle a attendu quelques minutes avant de demander s’il lui était possible de récupérer son véhicule parce qu’elle devait aller chercher son fils à l’école. J’ai eu des relations avec des femmes insérées qui m’ont invité à m’installer avec elles et avec qui la relation a duré un temps. J’ai aussi eu des aventures avec des femmes dans la rue. Et là, soit tu prends un hôtel – et pour ça il faut avoir les moyens – soit tu te contentes de ce que la rue peut t’offrir, des espaces confinés peu propices à la tranquillité, mais sur le moment ce n’est pas ça qui compte, c’est bien le plaisir. »
Evelyne, 60 ans, bénéficiaire de l’accueil de jour pour femmes des Restos du cœur de Nantes
« La plupart des hommes que je rencontrais étaient alcooliques, c’était leur manière d’échapper à la réalité, à la situation. Cela n’aidait pas à avoir des relations stables et une sexualité épanouissante… Je leur faisais plaisir parce que j’étais amoureuse. Aujourd’hui, je ne veux plus. Je recherche une compagnie bienveillante, rien de plus. »
Stéphane, 38 ans, SDF
« Moi je n’y arrive plus. Je ne suis plus le séducteur que j’étais. A vrai dire comment l’être ? Il ne faut pas se leurrer, comment garder l’estime de soi ? Chaque mois, je vais voir une professionnelle, c’est elle qui me satisfait, pour l’instant ça me suffit. Je ne pourrai pas me passer de ces moments même s’ils sont assez lourds à financer. Je n’ai pas honte de le dire et je ne suis pas le seul à faire comme ça. Pour moi le sexe, c’est important, on peut se satisfaire en solo, mais ça va un moment, il faut pouvoir sentir le corps d’une autre personne, ça redonne confiance et ça tout le monde en a besoin. »
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