En 1993, David Bowie se racontait longuement, évoquant sa jeunesse londonienne, Berlin, William Burroughs ou encore le Velvet Underground. Un témoignage nécessaire et inestimable.
Aujourd’hui, tu mènes la vie d’un globe-trotter, mais pendant les années 1960, tes chansons étaient très marquées par Londres.
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Je n’avais jamais quitté la ville, je ne connaissais rien du monde. J’avais juste passé quelques vacances en France et en Allemagne, mon seul univers était Londres. J’étais totalement fasciné par ma ville. J’adorais la voir évoluer, tout allait très vite. En l’espace d’une nuit, une rue pouvait totalement changer d’allure. Mais je m’en suis lassé et, en 1974, j’ai été ensorcelé par les Etats-Unis. Depuis toujours, j’étais attiré par la littérature et la musique américaines, mais sans oser me jeter à l’eau.
On ne peut que tomber amoureux des Etats-Unis quand on vient d’Angleterre. C’est une réaction tout à fait prévisible, qui dure plus ou moins longtemps. Dans mon cas, c’est du passé, il n’y a plus d’amour, plus d’yeux écarquillés. Mais ça a eu l’avantage de me faire quitter Londres, où je ne suis jamais revenu vivre par la suite. J’y retourne souvent, car j’y ai conservé beaucoup d’amis d’enfance, mais l’Angleterre ne me manque pas du tout. Je revois mes potes d’école, que je connais depuis que j’ai 8 ans : Geoffrey MacCormack – qui se faisait appeler Warren Peace – et George Underwood, qui m’a bousillé un œil en me tabassant.
C’est à cause de lui si j’ai un œil bleu et l’autre vert. A cause d’une fille que je lui avais piquée. Et malgré cette bagarre, nous sommes restés très proches. George est peintre, il fait des illustrations pour la pub, et Geoffrey compose des musiques de jingles, de films. Nous avons beaucoup de choses en commun, j’ai de la chance d’être resté en contact avec eux, avec Mick Ronson, Mike Garson, Carlos Alomar. Tous ces gens qui ont compté pour moi sont restés mes amis. Ceux qui n’étaient là que pour leur petit quart d’heure de gloire, pour se faire mousser, ont péri corps et âme pendant le trajet. J’ai fini par jeter tous les parasites.
Comment as-tu découvert la musique ?
Gamin, j’adorais le music-hall, des choses très ringardes, très pompières. Ça me fascinait. Mes premières influences musicales sont très curieuses. Mon premier spectacle, avant les concerts de rock’n’roll, a été Cabaret, avec Judi Dench – l’éclairage était magnifique, tout blanc. Des années plus tard, je l’ai utilisé pour ma tournée Station to Station… Je ne savais pas qu’on appelait ça l’éclairage brechtien. Pour moi, ce n’était que des spots très blancs, éclairant depuis le côté de la scène plutôt que par le haut.
Ça m’a vraiment marqué, c’était très excitant de découvrir un autre monde. Je me suis alors renseigné. J’avais à la maison une encyclopédie illustrée, qui était ma bible. Je fonctionnais ainsi : je me passionnais pour un sujet, je me ruais sur mon livre et je me contentais d’une connaissance très superficielle du sujet. Je n’essayais même pas d’entrer dans les détails, une ou deux photos et un petit résumé suffisaient à mon bonheur.
Mais là, ma nouvelle passion m’avait lancé sur plusieurs pistes. Pour la première fois, je lisais le nom de Brecht, je voyais des photos tirées de films de Fritz Lang, de Murnau, de Pabst… Tout un monde s’est ouvert à moi, grâce à quelques ampoules blanches ! J’aimais le côté clown triste de ce music-hall, je m’étais toujours senti proche de Charlie Chaplin, du Pierrot que jouait le mime Lindsay Kemp.
Le premier choc, vers 12 ans, c’est Anthony Newley, un pauvre clown anglais. Je me suis immédiatement reconnu dans ce personnage, à la fois singulier et très solitaire. C’est l’image que je cherchais à me créer. Au fond de moi, je rêvais d’être seul et incompris. En réalité, je crois que je n’étais rien de tout ça, juste un jeune homme très nombriliste et horriblement vaniteux. Typiquement adolescent.
“Little Richard, là c’est le déclic”
Tes parents te laissaient faire ?
Ils s’inquiétaient pour moi. Ils pensaient que j’allais redescendre sur terre en allant étudier l’art, que je me rangerais – comme mon copain George – dans une carrière d’artiste commercial. Ils me voyaient déjà bosser dans un beau bureau, dans l’équivalent londonien de Madison Avenue… La musique, ça les affolait. Ma mère ne m’a jamais aidé, jamais encouragé. Seul mon père me soutenait. Pour eux, l’art et la musique étaient des mondes inconnus. Le seul “musicien” de la famille était le père de ma mère, qui jouait vaguement de la trompette.
Nous étions une petite famille typique de la classe ouvrière, avec sa vie rangée et monotone. Rien de magique, rien de brillant. J’ai su que cette vie n’était pas pour moi à 8 ans, lorsque j’ai entendu Little Richard. Là, c’est le déclic, la cassure. Dès lors, j’ai été certain que ma vie ne finirait pas dans ma banlieue sud de Londres. Little Richard n’était encore jamais venu en Angleterre, on ne connaissait de lui que les disques et les photos. Sa musique était si puissante. Il a été la clé qui m’a fait entrer dans le monde de Chuck Berry, des pionniers… Un formidable terrain d’investigation sur lequel s’est précipitée la jeunesse anglaise. Moi, j’étais un peu plus jeune, mais je me suis plongé comme les autres dans le rhythm’n’blues.
Dès lors, plus rien d’autre n’a compté pour moi. J’ai forcé mon père à m’acheter un saxophone, le pauvre… J’ai pris des cours avec un musicien de jazz très célèbre en Angleterre, Ronnie Ross. Au bout de sept leçons, je pensais en savoir assez pour me dispenser de ses enseignements. Voilà jusqu’à quel point je suis capable de m’investir dans une passion, dans les études : quelques cours, et j’ai l’impression de tout savoir. Je suis si superficiel… Seul l’art a fini par avoir raison de ma paresse, de mon manque total d’implication. Je collectionne les livres d’art, je peux lire des ouvrages consacrés à la Renaissance pendant des jours entiers.
D’où t’est venue cette passion à laquelle ton milieu ne te prédestinait pas du tout ?
De ma curiosité. Et de Terry, mon demi-frère. Il a toujours encouragé mon individualisme, m’a incité à suivre ma propre voie. Il me disait de refuser les livres que me conseillait l’école, tentait de me refiler sa passion pour le jazz. C’est sans doute grâce à lui si je suis allé voir Ronnie Ross plutôt que le prof de saxo du quartier. Je voulais ce qui se faisait de mieux, même si je n’avais que 10 ans. En Angleterre, c’était un âge très précoce pour s’intéresser au jazz, une musique plutôt réservée aux adultes.
Je suis certain que je ne comprenais pas du tout ce que j’écoutais, mais j’achetais des albums de Miles Davis, d’Eric Dolphy ou de John Coltrane. C’était ma façon de m’évader de mon milieu, de pénétrer dans un autre monde, où je n’avais aucune place. Cet univers des Noirs américains était si éloigné du mien… Il était l’alternative à une réalité dont je cherchais par tous les moyens à m’échapper. Au début, j’achetais ces disques uniquement parce qu’ils étaient à la mode, mais j’ai fini par les aimer sincèrement au fil des années.
Comment pouvais-tu être si certain de pouvoir t’échapper de la banlieue londonienne ?
Il était hors de question de rester là, de trouver un boulot et de se ranger. C’était l’art ou rien. Je n’ai jamais envisagé d’autre voie. Si bien que ma scolarité a été atroce. J’ai été un écolier médiocre, incapable de se concentrer, de s’intéresser. Je restais dans mon coin. Au début, j’étais très timoré, calme. Mais à la fin, j’étais devenu un frimeur, une grande gueule. Je sentais que tout ce cirque ne me servirait jamais à rien, je m’étais déjà totalement voué à la musique. Comment s’intéresser aux mathématiques quand on est à ce point plongé dans ses rêves ?
“Dans le quartier, il ne faisait pas bon être trop sensible”
Ta chanson Kooks donne de ta scolarité une image très dure.
Ce n’était pas si dur que ça, je m’en suis même tiré avec facilité. On ne m’a jamais tabassé, je n’ai jamais eu l’impression de venir d’un milieu défavorisé. Je vivais une existence matériellement confortable. Elle l’était beaucoup moins émotionnellement. Dans le quartier, il ne faisait pas bon être trop sensible. Je n’ai jamais été entouré de beaucoup d’affection, ce qui m’a blessé. Les gens n’étaient pas très proches les uns des autres, j’en ai beaucoup souffert. Ça m’a conforté dans mon auto-apitoiement… Des gangs de jeunes traînaient dans mon quartier, des Teddy boys et des motards, mais je n’avais pas peur. Aujourd’hui, je le regrette. Marcher avec la trouille au ventre, ça aurait donné de sacrées anecdotes à raconter !
Faisais-tu partie d’un de ces gangs ?
J’aurais bien voulu, mais on ne me l’a jamais proposé. Il y avait surtout une bande de motards à laquelle je rêvais d’appartenir. Ils partaient en bande pour aller danser à Orpington, et avant d’entrer dans le club, ils changeaient leurs blousons de cuir pour de longues vestes de Teddy boys qui descendaient jusqu’aux genoux. Et ils portaient des chaussures avec d’énormes semelles de crêpe… C’était comme leur costume du dimanche, par opposition au cuir qu’ils portaient le reste du temps.
C’est là que j’ai vu, pour la première fois, un concert de rock. C’était si bruyant, si neuf. J’ai vraiment tout essayé pour rejoindre cette bande. Leur chef s’appelait John Gill, qui est par la suite devenu Gilly, un des noms que j’ai utilisés pour les personnages de la chanson Ziggy Stardust. Il était extraordinaire, bâti comme un roc, mais portant les mêmes lunettes que Buddy Holly. Un taureau sauvage, avec son blouson de cuir et ses petites lunettes délicates…
On se serait cru dans ce film, The Leather Boys (classique homo de Sidney J. Furie de 1964 – ndlr)… Il roulait sur une Vincent 1000, une moto chromée et étincelante. J’ai fini par le connaître, il m’a même emmené faire des virées une ou deux fois. Il conduisait très vite, j’étais mort de trouille. Mais je n’ai jamais fait partie de son gang, ce n’était pas dans mes cordes : je n’étais pas sûr de moi, la présence des autres me bloquait totalement. Je n’étais pas très exubérant, pas très intéressant. Je préférais rester seul dans mon coin, à observer.
Quelques années plus tard, tu deviens pourtant mod, comme des milliers d’Anglais.
Je suis resté à la périphérie du mouvement, je ne suis jamais vraiment devenu Mod. Nous allions exprès à Londres pour traîner dans les clubs à la mode, mais nous n’y connaissions personne. Je n’osais pas les aborder, je ne savais pas comment les intéresser. Nous étions pourtant habillés pareil, mais je regardais le courant depuis la rive. J’avais la trouille, j’étais beaucoup trop timide.
C’est pour ça que j’ai commencé à écrire des chansons comme The London Boys, où je vivais enfin dans la peau de ces mods. Dans ma carrière, j’ai rencontré beaucoup de personnalités qui ont vécu exactement les mêmes expériences. Dès qu’ils quittent la scène, ils redeviennent timides et apeurés, mais sur scène, nous arrivons à devenir quelqu’un d’autre, quelqu’un de fort et fier. C’est une chimie que je ne comprendrai jamais. Tu n’as pas idée des problèmes psychologiques des stars ! Les mods, j’en suis certain, ne m’ont même jamais remarqué, c’était comme si je n’existais pas.
“Le plus hip de tous, c’était Warren Peace. Lui, il écoutait carrément James Brown !”
Qu’est-ce qui rendait Londres et sa vie nocturne si attirants ?
C’était une réaction à la médiocrité de ma banlieue, à sa vie maussade, à son ennui. Il n’y avait rien à faire, si ce n’est se faire tabasser. Dans un quartier, le plus dur, il y avait un petit café où il était de bon ton de traîner. Tous les gangs rôdaient autour, tu y allais à tes risques et périls. C’était un soulagement de pouvoir monter à Londres, surtout à Healing, où des petits clubs programmaient les Rolling Stones, les Tridents ou les Yardbirds. J’y allais avec George Underwood, mon complice. Nous avions 15 ans, nous étions obsédés par le rhythm’n’blues – nous étions très précoces dans nos goûts musicaux : nous étions à chaque fois les plus jeunes, que ce soit à 13 ans dans les clubs locaux ou à 15 ans dans les boîtes londoniennes.
Comment des gamins de 15 ans peuvent-ils connaître, puis se passionner pour des groupes alors inconnus ?
Londres a toujours été très snob. C’était donc plutôt facile de se tenir au courant, il suffisait de laisser traîner ses oreilles pour savoir des mois avant tout le monde ce qui allait marcher. Nous étions vraiment à la pointe, c’est ce qui nous rendait importants aux yeux des autres. Il nous fallait donc aller juger sur pièces ce que valaient les groupes dont nous vantions les mérites.
Et nous n’étions jamais déçus. Nous étions quelques-uns comme ça, à l’école, obsédés par la musique. Le plus hip de tous, c’était Warren Peace. Lui, il écoutait carrément James Brown ! Ça, c’était l’étape supérieure, le cœur même de la soul, le but ultime, alors que nous, nous en étions encore aux Blancs anglais, au rhythm’n’blues. Nous ne nous aventurions pas plus loin que John Lee Hooker ou Jimmy Reed. James Brown, c’était déjà trop sophistiqué, trop adulte.
Les Swinging Sixties ont-elles été une réalité ?
Londres était une poudrière, l’irresponsabilité régnait ! La drogue commençait juste à poindre. C’était plus des cachets que de l’herbe. Du speed, des amphétamines : les blues, les reds… Tout le monde était surexcité. Je me souviens encore des migraines que refilaient ces saloperies. On les mélangeait à l’alcool. Les cachets, c’était vraiment l’apanage des Mods, ils ne vivaient que grâce aux amphétamines qui leur permettaient de danser et traîner toute la nuit. L’héroïne est arrivée plus tard, à la fin des sixties.
Que cherchais-tu dans les clubs ?
Je voulais voir et entendre tout ce qui se faisait. Ma trouille, c’était de passer à côté de la prochaine mode. Je n’attendais rien de plus des clubs. Je n’y allais que pour l’expérience et pour m’en prendre plein les oreilles. Pour le gros son, pour entendre Georgie Fame, pour découvrir le jazz.
“Jusqu’au jour où j’ai teint mes cheveux en rouge”
Jamais pour les filles ?
Oh là, si ! C’était sans doute, en arrière-plan, la raison principale pour sortir. Les filles faisaient partie intégrante de la soirée, au même titre que la musique ou les cachets. C’était un tout. Aujourd’hui, les gens pensent que j’étais un vrai marginal. Mais j’étais invisible, personne ne me voyait. Jusqu’au jour où j’ai teint mes cheveux en rouge. Là, pour la première fois, on m’a remarqué ! C’était en 1971, pendant l’enregistrement de Ziggy Stardust. Je cherchais à me créer un personnage pour porter cet album sur scène.
Je suis allé voir Orange mécanique au cinéma, et je suis tombé en admiration devant les fringues de la bande de casseurs : combinaisons à fermeture Eclair, chaussures de catch, bandeau sur l’œil… J’adorais le côté violent de cette image, j’ai voulu le rendre absurde, vaudevillesque. Je suis allé au rayon tissus de Liberty et j’ai acheté ce qu’ils avaient de plus ridicule en stock, de plus voyant. Un designer nous a cousu nos propres combinaisons, dans les couleurs les plus vives et répugnantes qui soient. Comme j’avais travaillé avec Lindsay Kemp, je savais comment utiliser le théâtre, comment l’adapter à la musique. J’avais donc de nouvelles fringues, une nouvelle couleur de cheveux. Ne me restait plus alors qu’à me pencher sur le maquillage.
Les cheveux rouges, j’ai piqué l’idée dans un article de Harpers & Queen consacré aux nouveautés de Kansai Yamamoto. Je n’avais jamais vu des vêtements aussi choquants, aussi sophistiqués. Mais je ne pouvais pas me les offrir. A elles seules, les bottes, inspirées par le théâtre kabuki, valaient 28 livres – une fortune pour l’époque. Je suis allé chez mon petit cordonnier, il me les a reproduites pour 8 livres ! J’ai rencontré Kansai quelques mois après. Sa femme et lui m’ont accueilli avec beaucoup d’hospitalité au Japon. Il m’a arrosé de cadeaux, je suis reparti avec une pleine malle de vêtements. J’y ai pioché le second look de Ziggy Stardust and the Spiders from Mars.
Comment expliques-tu cet intérêt pour le style ?
Dans les années 1960, je changeais de dégaine presque tous les jours. Je piquais à droite, à gauche, mais sans rien inventer moi-même. Une des raisons de mon succès vient de cette capacité à réunir des éléments disparates, à donner corps à ces larcins. Ça, c’est l’influence des collages de Burroughs, dont Junky était mon livre de chevet dans les sixties. J’ai beaucoup utilisé sa technique de découpe pour écrire mes textes. Ziggy Stardust n’aurait pas existé sans son Wild Boys (Les Garçons sauvages en VF – ndlr).
Et quand j’ai rencontré Eno – Roxy Music a fait plusieurs fois notre première partie en 1972 –, il m’a avoué avoir lui aussi copié cette façon d’écrire. Nous nous entendions bien, avec Eno… Un goût commun pour Duchamp, Burroughs, les films expressionnistes. C’était si jouissif d’appliquer toutes ces théories d’avant-garde à la musique populaire.
J’étais aussi excité qu’à l’époque où je découvrais avant tout le monde les nouveautés rhythm’n’blues avec George. J’étais si élitiste, si snob. J’ai toujours méprisé la musique mainstream, seuls les sons nouveaux m’excitaient. Et encore, ils me lassaient très vite. Il fallait que tout aille vite, seul le neuf me plaisait. Et puis, contrairement à la plupart des autres gamins, je lisais énormément et j’adorais des films bizarres, comme Un chien andalou ou Le Cabinet du docteur Caligari.
“Mon premier groupe à avoir un début d’intérêt s’appelait The Hype”
Tu parles beaucoup de mode, de snobisme, de récupération. Tes premiers disques révèlent pourtant un authentique songwriter, un artisan plus qu’un flambeur.
Je ne me souviens même plus pourquoi j’ai commencé à écrire des chansons. La plupart des chansons de mon premier album, sorti en 1967 chez Deram, étaient de petites narrations. Mon ambition était de devenir un conteur. Mes textes étaient si naïfs, si curieux… Pourtant, certains sont beaucoup plus sombres et dérangés qu’ils n’en ont l’air. Je me rappelle avoir écrit une chanson sur un fossoyeur, Please Mr. Gravedigger. Les films et les livres qui me passionnaient influençaient vraiment ma vie, mon écriture.
J’ai compris plus tard que j’étais plus doué pour créer des climats, des ambiances que pour la narration simple. Mais là, je me cherchais encore, j’ignorais ce pour quoi j’étais bon. L’important, c’était d’écrire. Déjà à l’école, je griffonnais de petites nouvelles – l’anglais était la seule matière qui m’attirait. C’était le début des Beatles, de Dylan, l’avènement de l’auteur-compositeur… Je voyais tous ces groupes chantant leurs propres compositions, je savais que je valais aussi bien qu’eux. Pourtant, au début, j’ai été chanteur avant d’être songwriter.
J’avais mon groupe, les Kon-rads, nous nous contentions de reprendre les tubes du Top 20. Je n’étais que saxophoniste pour commencer. Mais un soir, notre chanteur, Roger Ferris, s’est fait castagner par des motards devant une boîte d’Orpington. Je l’ai donc remplacé au pied levé.
Malheureusement, je ne connaissais pas les paroles des trucs que nous jouions, je ne pouvais chanter que les morceaux de Little Richard. Nous avons fini par nous engueuler, car eux étaient contents de se cantonner au Top 20, alors que moi je voulais chanter du rhythm’n’blues. La goutte d’eau, ça a été le jour où ils ont refusé que je reprenne Can I Get a Witness de Marvin Gaye. Là, je les ai plaqués. Je devais avoir 15 ans et j’ai formé un groupe de plus.
Je passais de l’un à l’autre sans arrêt : les King-Bees, les Manish Boys, les Kon-rads, les Lower Third… Il y en a eu une centaine, avec des fringues et des noms plus ridicules les uns que les autres ! Les Lower Third pompaient honteusement les Who – nous avons même fait leur première partie à une ou deux occasions : je me souviens avoir discuté en coulisses avec mon héros d’alors, Pete Townshend. Il est même venu nous voir à la balance une fois, il m’a reproché de n’être qu’un copieur de plus !
Mon premier groupe à avoir un début d’intérêt s’appelait The Hype. Tony Visconti était à la basse, Mick Ronson à la guitare, John Cambridge à la batterie et moi aux claviers et à la guitare rythmique. Je me souviens d’un concert de 1970 au Roundhouse, lors d’un défilé de mode. Tout le monde nous ignorait royalement, sauf un type.
Un type tout seul, qui dansait comme un dingue avec une sorte de bouclier médiéval acheté chez Woolworths. Il était venu nous soutenir car c’était un ami du groupe. C’était Marc Bolan. Nous, on était habillés en Superman, ce devait être un spectacle totalement grotesque. A ma connaissance, ce fut le tout premier concert de glam rock, donné dans l’indifférence générale.
On fait tout un plat de “Ziggy”, mais les vêtements des Kinks étaient aussi fous dans 60’s”
A cette époque pourtant, tu as déjà fait de Space Oddity un tube.
J’avais déjà sorti mon album Deram, Man of Words/Man of Music – réédité quelques années plus tard sous le nom de Space Oddity. Trois albums, et rien ne se passait vraiment. Avec The Hype, je crois que nous jouions surtout les morceaux de The Man Who Sold the World, des trucs assez nerveux comme The Width of a Circle.
Nous pensions que ces morceaux assez durs intéresseraient plus les gens que les moments très sombres de ce disque. Pourtant, des chansons comme After All étaient beaucoup plus intrigantes, plus tordues, nous y utilisions déjà des synthétiseurs.
Mais en concert, on ne voulait pas prendre de risques. On pensait en prendre suffisamment avec notre dégaine… Nous étions les premiers à oser une telle image depuis les groupes psychédéliques du milieu des années 1960. Cette tradition très forte du groupe anglais déguisé était alors moribonde. On fait aujourd’hui tout un plat de Ziggy, mais ce n’était pas grand-chose. Les vêtements des Kinks étaient aussi fous dans les sixties. Même les Beatles et les Stones se déguisaient, ça faisait partie du jeu.
On a beaucoup parlé de The Rise and Fall of Ziggy Stardust comme d’un chef-d’œuvre : il a juste eu la chance de sortir à une époque particulièrement lugubre. Il apportait un peu de couleur, un peu de boucan. Mais à part ça, ce n’est pas un album fantastique. Les chansons sont assez faibles, plutôt étriquées. Aladdin Sane et, surtout, Diamond Dogs sont autrement plus impressionnants. Pourtant, Dieu sait si la critique a dégommé Aladdin Sane à l’époque…
Sur ces deux disques, j’ai utilisé à fond la technique de collage volée à Burroughs. Ça explique l’aspect très fragmenté des textes. A l’époque où j’enregistrais Diamond Dogs (en 1973 – ndlr) au studio Olympic, Eno était en train de bosser sur Here Come the Warm Jets. Dès qu’il quittait le studio, j’allais écouter ses bandes, voir où il en était. Et je sais qu’il m’espionnait exactement de la même façon. Nous étions très surpris par la similarité d’écriture en collages.
Drôle de disque, Diamond Dogs… Mon premier album entièrement enregistré sous l’influence de la cocaïne. L’ingénieur du son sur ce disque, Keith Harwood – Dieu ait son âme –, prenait lui aussi beaucoup de coke. J’en avais fini avec les Spiders from Mars et je m’étais mis dans la tête de jouer de tous les instruments, à part la batterie, où j’ai toujours été nul.
J’étais donc la plupart du temps seul avec Keith, c’était de la folie furieuse. Nous avons totalement perdu la notion du temps, nous sommes parfois restés trois jours et trois nuits d’affilée dans le studio sans même nous en rendre compte. Aujourd’hui, je suis sidéré par la cohérence de l’album. Il aurait dû refléter le chaos qui l’a vu naître.
Tu disais précédemment avoir essayé des dizaines de groupes et de styles. Suivais-tu une quelconque ligne directrice ?
C’était vraiment du zigzag. Je ne contrôlais absolument pas ma direction, je me laissais porter par mes différents centres d’intérêt, qui changeaient de semaine en semaine. Au début des années 1970, toutes les passions que j’avais eues jusqu’alors – de Little Richard au rock des Stooges en passant par Burroughs – se sont fondues en une seule.
Là, j’ai vraiment su que j’étais mûr, que le touche-à-tout était fini et que je pouvais enfin décoller. L’impression d’être sur un plongeoir et de contempler la piscine avec effroi… Mais là, pour la première fois, je saute. Avant 1970, j’étais en apprentissage. Comme une éponge, j’absorbais tout ce qui traînait : les livres, les films, les fringues, les disques, la personnalité des autres. Mais en 1970, je deviens moi-même.
“John Cale est un danger, un vrai personnage”
Ce moi, à en juger par The Man Who Sold the World, est très perturbé.
J’étais très préoccupé par l’état de santé mental de mon demi-frère Terry, qui était alors hospitalisé dans un établissement psychiatrique. Il était soigné pour schizophrénie et pour neurasthénie. Parfois, il venait passer un week-end avec moi. C’était très effrayant, car je reconnaissais chez lui certains traits de ma personnalité. J’avais la trouille de sombrer à mon tour dans la maladie, dans la folie… Mon écriture s’en est fortement ressentie…
Et, en 1985, il a fini par se suicider. Il s’est jeté sous un train. Jusqu’à récemment, je ne parlais de lui à personne, ça me faisait trop de mal. Je lui avais pourtant écrit une chanson, The Bewlay Brothers, sur Hunky Dory. Jump They Say, sur mon dernier album, évoque sa souffrance, sa fin tragique. Lui a sauté physiquement dans le vide. Plusieurs de mes tantes l’avaient fait avant lui. Le suicide était assez commun chez nous. Mes sauts à moi sont plus métaphysiques. Je saute dans le vide, sans regarder.
Musicalement, The Man Who Sold the World représente une cassure.
J’avais de nouveaux modèles, comme le Velvet Underground et Syd Barrett. Curieusement, ce n’est pas vraiment Lou Reed qui m’attirait dans le Velvet. Pour moi, le son du groupe, c’était John Cale. Ça s’est confirmé quelques années après, lorsque j’ai travaillé avec Lou sur Transformer. John était l’élément subversif du groupe, l’un des musiciens les plus sous-estimés de l’histoire du rock.
Ce type est un danger, un vrai personnage. Je ne connais personne d’aussi terrifiant et sombre que lui, il ferait passer Lou Reed pour un enfant de chœur ! Dans les seventies, nous avons traîné ensemble, tous les deux dans un sale état. D’après les vagues souvenirs que je garde de nos virées, John aimait flirter avec le danger. Je me rappelle même une bagarre au couteau un jour… Toutes ces légendes qui circulent à propos de Keith Richards, John Cale les a vécues de l’intérieur.
Nous avons travaillé ensemble à la fin des années 1970, pour un festival à la Brooklyn Academy of Music. Steve Reich, Phil Glass et John Cale étaient les maîtres de cérémonie et John m’avait invité à le rejoindre. J’étais inquiet, il m’avait juste dit de venir le rejoindre le jour du concert et de ne rien préparer. Quand j’ai débarqué, un quart d’heure avant de monter sur scène, dans les coulisses, il m’a joué rapidement son morceau.
Je lui ai dit : “OK, tu veux que j’écrive quelques paroles vite fait ?” Il m’a répondu : “Tu n’es pas là pour chanter. Prends ça !” Il m’a refilé un violon électrique, alors que je n’en avais jamais joué. J’étais mort de trouille. “John, je vais me ridiculiser. – Oui, avec un peu de chance, c’est ce qui va t’arriver !” Il m’a juste montré quelques notes, je me suis retrouvé sur scène avec lui, sans savoir ce qui m’arrivait. Je jouais à toute vitesse, pour en finir au plus vite. Une expérience merveilleuse.
Pour en revenir à la question, j’avais également une profonde admiration pour Syd Barrett. Lui et l’acteur Anthony Newley étaient les deux seuls à oser chanter avec un très fort accent londonien. Quand je chantais “Oh baby” (gros accent cockney – ndlr) sur Ziggy Stardust, c’était pour lui rendre hommage. J’aimais ce côté très anglais.
“Si j’aime un artiste, je tiens à le faire partager. J’ai fait ça avec Lou Reed, avec Iggy Pop”
On ressent pourtant des influences plus continentales, comme Jacques Brel.
Je venais de le découvrir par le biais du cabaret. Je me suis alors intéressé à Piaf, à Brel. J’admirais sa capacité narrative. Je suis allé voir une comédie musicale montée à Londres par Mort Shuman, Jacques Brel Is Alive and Well and Living in Paris. Ça m’a terrassé. Plus tard, j’ai entendu ses chansons interprétées par Scott Walker. C’était encore mieux.
Je l’admirais beaucoup et, un jour, il m’a envoyé un de ses disques, Nite Flights. Je crois qu’il avait été très influencé par Low et Heroes, que je venais de finir avec Eno. Eno et moi avons vraiment été très impressionnés par ce disque. Quelques années après, ils sont entrés en studio ensemble, mais il n’en est rien sorti. Ça m’a vraiment attristé qu’ils ne puissent pas s’entendre, le résultat aurait été fantastique.
J’ai une profonde admiration pour lui, c’est pour lui rendre hommage que j’ai repris Nite Flights sur Black Tie White Noise. J’ai toujours fait attention à renvoyer l’ascenseur à ceux qui m’ont influencé.
Si j’aime un artiste, je tiens à le faire partager. J’ai fait ça avec Lou Reed, avec Iggy Pop. J’étais très connu et, comme on m’écoutait, j’en ai profité pour les aider. C’est pour cette raison que j’ai sorti Pin Ups, un album de reprises, en 1974. On ne me refera pas, je demeure fan !
Tu étais plutôt fan de rhythm’n’blues, comment as-tu découvert le Velvet ?
Je les ai découverts très tôt, dès 1966. D’ailleurs, je dois être une des seules personnes au monde à posséder un test pressing signé par Andy Warhol du fameux premier album, la banane. Mon manager de l’époque était allé à New York, où il avait rencontré la clique de Warhol. Ils lui ont demandé de s’occuper du Velvet en Angleterre, de les faire venir en promo.
Et à son retour, il m’a filé le disque. Il est complètement rayé ! J’étais si content de posséder ces disques des mois avant les autres, de ne pas écouter la musique de Monsieur Tout-le-monde. Ma seule concession au mainstream, c’était les chansons des Beatles signées par Lennon, quelques trucs de Presley, Little Richard…
“Je me suis servi de Vince Taylor pour créer Ziggy”
Et Vince Taylor ?
Oh non, pas sa musique ! C’est sa personnalité que j’admirais. Ziggy, c’était lui, je me suis servi de Vince pour créer mon personnage. Ses disques étaient atroces mais lui était un héros. Je traînais beaucoup avec lui à Londres, avant qu’il ne parte pour Paris. Ce devait être en 1965, 1966. Sa carrière était déjà foutue, il débloquait à fond.
Quel type ! Il croyait être un extraterrestre ou le fils de Dieu. A l’époque, j’étais fasciné par des personnages comme lui. Ces types sombres et malsains – Lou, Iggy, Syd, Brel – m’ont toujours attiré. Ils touchaient aux tabous, ça me faisait craquer.
J’ai lu récemment les propos d’un philosophe : selon lui, certaines personnes créent un double, un Doppelgänger, sur le dos duquel elles se débarrassent de leur culpabilité, de leur honte, de leur peur. Et puis elles finissent par le tuer. C’est ce que j’ai fait.
Je me suis créé un double pour me débarrasser de mes névroses, de ma paranoïa, de ma timidité, de mes inhibitions. Un sale monstre. Le problème, c’est que je ne l’ai pas abattu et qu’il s’habille très élégamment ! Le monstre le mieux habillé de toute la Suisse !
Quand as-tu rencontré le succès ?
J’ai eu mon premier tube en 1969 avec le single Space Oddity, dont la BBC s’est servi comme générique pour l’alunissage d’Armstrong. Ça faisait des années que j’attendais ça, j’étais prêt pour la gloire depuis belle lurette. Je l’attendais désespérément. C’est ce qui m’a motivé durant l’enfance et l’adolescence. Je voulais la reconnaissance à la fois publique et artistique.
Quelle était la part d’ego dans cette recherche de reconnaissance ?
Mon ego me disait que j’avais quelque chose d’important à offrir au monde. Je n’arrivais pas exactement à savoir quoi, mais je savais qu’il était question d’art. J’ai passé mon enfance à me dire : “Je suis un grand artiste, je mérite la reconnaissance.” Mon but était d’en informer la terre entière ! C’est facile à dire aujourd’hui, mais je n’ai jamais eu le moindre doute quant à ma réussite. Je savais que je deviendrais célèbre, je me suis préparé à cette vie très jeune.
De l’extérieur, je n’étais qu’un type effrayé et timide. Mais au fond de moi, l’assurance était phénoménale. Mon Doppelgänger mourait d’envie de sortir au grand jour. Mon meilleur copain à l’époque, Marc Bolan, était exactement comme moi. Nous étions si sûrs de notre avenir que nous devions être très déprimants pour les autres, de vrais casse-bonbons. Les deux plus gros ego de tout Londres !
Comment êtes-vous devenus amis plus que rivaux ?
Notre première rencontre fut si comique… Nous débutions tous les deux et nous avions signé, sans nous connaître, avec le même manager. C’était en 1965 ou 1966. Comme nous avions besoin d’argent de poche, il nous a proposé de repeindre son bureau. Je nous revois tous les deux, couverts de peinture, discutant de notre futur radieux ! Marc fredonnait ses chansons, le pinceau à la main, et moi, pour l’agacer, je sifflais Rubber Band.
Nous étions tous les deux mods. C’est lui qui m’a dit que le meilleur moyen pour trouver des fringues était de traîner sur King’s Road ou Carnaby Street après 19 h. A cette époque, tous les vêtements avec le moindre défaut étaient jetés à la poubelle à la fermeture. Nous passions nos soirées à fouiller dans les poubelles, nous avons constitué notre garde-robe comme ça. C’était vraiment un chic type, si comique.
Je regrette vraiment qu’on se soit brouillés, qu’on ne se soit réconciliés que des années plus tard, par l’intermédiaire de Tony Visconti. C’était au début des seventies, et là, il n’était plus question de fanfaronner à propos de notre futur. Nous savions alors que la nouvelle décennie allait être la nôtre. Il y avait donc une vraie jalousie, de la méfiance. C’est Marc Bolan qui a réussi en premier : T.Rex est devenu énorme, le plus gros phénomène depuis les Beatles. Mais pour une raison inconnue, le groupe n’a jamais réussi à percer aux Etats-Unis.
Peut-être Marc Bolan était-il trop efféminé pour les Américains ?
Tu sais à qui tu parles ? (il éclate de rire) Le problème, c’est que Marc était trop froid sur scène. Si le public ne suivait pas, il se fermait totalement. Alors que moi, j’étais motivé par les publics hostiles, ça me mettait en colère, me poussait à encore plus de violence. C’est grâce à ça que je l’ai doublé en Amérique. On nous y attendait de pied ferme, Marc n’a pas eu envie de se battre. Je me suis battu contre ce public et j’ai gagné.
Finalement, nous nous sommes à nouveau revus en 1974. Et là, nous sommes restés très amis, jusqu’à sa mort, en 1977… Quelques jours avant son accident de voiture, je l’ai même rejoint sur scène, nous avons chanté Heroes ensemble. Sa mort m’a vraiment bouleversé, car nous avions vécu beaucoup de choses ensemble. Une vieille amitié, avec ses hauts et ses bas. Je l’aimais beaucoup. J’ai ressenti le même sentiment de gâchis cruel le jour de la mort de John (Lennon) en 1980.
“Grâce aux drogues, j’oubliais ma schizophrénie”
Dans After All, tu chantes : “L’homme est un obstacle.” C’est à ce moment-là que tu commences à créer tes personnages : Ziggy, Aladdin, The Thin White Duke… Fallait-il d’abord tuer David Jones pour ne garder que ton double ?
Tu as raison de revenir à cette ligne, car ma personnalité – timide et maladroite – était un obstacle pour mon Doppelgänger. Le vrai moi m’empêchait de parvenir à mes objectifs, il était devenu un boulet. J’étais vraiment déséquilibré à cette époque, un pauvre gosse paumé. C’est pour ça que j’ai commencé à prendre beaucoup de drogues. Grâce à elles, j’oubliais mes tiraillements intérieurs, ma schizophrénie. C’était une fuite en avant, je refusais totalement de voir la vérité en face, de faire des choix.
Pendant des années, tes chansons étaient ancrées dans la réalité londonienne. Soudain, avec Ziggy, elles perdent tout contact avec le concret.
Au début, Ziggy ne devait exister que sur scène, mais petit à petit, il m’a remplacé dans la vie privée. Je ne savais plus où il finissait et où je commençais. Aujourd’hui encore, je ne me rappelle plus très bien qui j’étais à cette époque. Je tenais tellement mon rôle que je n’existais plus du tout.
Ce n’était vraiment pas drôle d’être Ziggy 24 heures sur 24. Je me souviens d’une solitude atroce. Comme je m’imaginais totalement exclu de la société, j’avais créé la mienne, ce qui a eu pour but de m’éloigner encore plus de la réalité. J’étais dans un tel chaos psychologique, c’est un miracle que je m’en sois sorti indemne. Enfin, peut-être pas entier mais en quelques morceaux seulement ! Morceaux que j’ai réussi à recoller au fil des années.
Tu n’as jamais réussi à fausser compagnie à Ziggy ?
A partir du moment où j’ai mis mon nez dans la coke, c’était fini. J’ai été pris dans une spirale incontrôlable. Tous ces personnages – ceux d’Aladdin Sane, de Diamond Dogs, de Station to Station –, je les ai créés sans même m’en rendre compte. Je sombrais petit à petit, sans même me débattre. En 1976, à l’époque de Station to Station, j’ai vraiment touché le fond.
Si j’avais continué plus loin, j’aurais fini par me tuer. Mais par miracle, j’ai eu un instant de lucidité pendant lequel je me suis rendu compte que je jouais avec ma vie. J’étais totalement bousillé, aussi bien physiquement que mentalement. La drogue m’avait totalement détruit. Comme elle me permettait facilement d’être quelqu’un d’autre, je ne vivais que par elle. Mais elle m’a rendu fou, j’étais devenu un légume.
“Le passé ne me fait plus peur”
Ce qui est surprenant, c’est de constater la cohérence des albums enregistrés à cette époque : Aladdin Sane, Diamond Dogs, Young Americans, Station to Station…
C’est effectivement assez effrayant. Mais ces disques sont un témoignage assez éloquent d’une descente aux enfers. Un psychiatre passerait un sacré moment à disséquer chacun de ces albums. Il lui serait facile de démontrer à quel point le type qui a fait ces disques souffrait de schizophrénie.
A ma façon, je reflétais le terrible sentiment d’aliénation dont ont souffert pas mal de gens dans les années 1970. Beaucoup d’entre nous ont eu l’impression qu’on avait atteint le point de non-retour au-delà duquel on ne maîtrise plus la technologie. Nous avions peur de la guerre, de tous ces nuages noirs au-dessus de nos têtes. La décomposition de mon esprit reflétait ce malaise.
Aujourd’hui, pour la première fois, je n’ai plus envie de rejeter systématiquement ce que j’ai fait dans le passé. J’y vois une mine dans laquelle je peux piocher. Alors que pendant des années je me l’étais totalement interdit. Chaque disque tentait de faire table rase du passé, tant bien que mal. Comme il n’y a plus de drogues ni d’alcool dans ma vie, je n’ai plus besoin de réagir de façon aussi violente, aussi extrême. Le passé ne me fait plus peur, je m’en suis sorti. J’espère seulement ne jamais être totalement sain d’esprit !
Tu dis avoir touché le fond à l’époque de Station to Station. Pourtant, ton album le plus dérangé reste sans doute Diamond Dogs.
Le plus sombre, c’est indéniable. Par la suite, sur Low ou Heroes, la folie demeure, mais elle devient un endroit presque agréable à vivre.
Dans cette descente en enfer, Young Americans marque une pause. Le petit Blanc anglais découvre les clubs noirs. C’est un disque qui nous semble aujourd’hui très naïf.
Comment ai-je pu faire un album aussi naïf, être aussi exubérant au sujet de la soul américaine ? Cet album reste un mystère. “Hey, la soul, c’est super, je vais faire un album soul !” De la soul un peu dérangée.
“Iggy se détruisait le corps, moi le cerveau”
Que cherchais-tu à prouver avec la fameuse trilogie Low, Heroes, Lodger ? Après avoir été reconnu comme pop star, on a l’impression que tu recherches une crédibilité d’artiste, d’innovateur.
Quand j’ai commencé à travailler avec Iggy Pop sur The Idiot, j’ai vu la direction que je devais prendre. D’une certaine façon, je me suis servi de son disque comme d’un brouillon pour Low. Un côté très européen, que je voulais faire entrer en collision avec une musique fondamentalement américaine.
Je n’arrivais pas à l’énoncer clairement, mais j’avais un projet en tête, une idée confuse. Elle a pris forme sur Low. La rythmique est américaine, mais les mélodies et leur romantisme sont européens. C’était encore à l’état sauvage sur Young Americans, mais là j’ai réussi à l’apprivoiser, à le rendre sophistiqué. Kraftwerk – particulièrement Florian – m’a convaincu qu’il fallait rester fidèle à l’Europe, qu’elle avait beaucoup à offrir. Avant de commencer à enregistrer la trilogie, j’en avais assez de l’Amérique, je souffrais du mal du pays.
A Los Angeles, je vivais entouré d’une faune insupportable : des trafiquants de drogue, des satanistes… Il fallait que je rentre, pour me soigner. Je devais m’en sortir, pour enfin m’occuper de Joe, mon fils. Avec Iggy, nous prenions beaucoup trop de drogues. Lui carburait à l’héroïne, moi à la coke. Lui se détruisait le corps, moi le cerveau. Je ne pouvais plus rester en Amérique. Il me fallait une ville neuve, où on ne me considérerait plus comme une rock star.
A Berlin, pour la première fois, je suis entré en studio sans être défoncé. Sur Low, sur Heroes, sur Lodger, sur Scary Monsters, j’ai l’impression d’avoir continué le travail entrepris sur Station to Station. En fait, “trilogie” est un grand mot pour décrire ma collaboration avec Eno. Personnellement, je vois Low et Heroes d’un côté et Lodger de l’autre.
Même si ce dernier n’est pas totalement réussi, il a ouvert la porte à toute une world music, aux Talking Heads. Il a ouvert de nouvelles perspectives qu’Eno a ensuite utilisées sur My Life in the Bush of Ghosts et sur Remain in Light, un des disques de rock les plus matures de l’histoire. Ça a eu le mérite de lui faire découvrir le funk !
“En 1983, j’ai décidé que j’en avais assez d’être la poule aux œufs d’or”
Et après cette trilogie ?
Après ça, il y a une nouvelle cassure dans ma carrière. A part peut-être la face B de Let’s Dance, je n’ai rien sorti de très intéressant depuis Scary Monsters, en 1983. Tonight, en 1986, est ce que j’ai fait de pire dans toute ma carrière. Il n’y a plus la moindre inventivité, la moindre flamme. J’ai totalement déserté mes disques à partir de cette époque. Ça ne m’intéressait plus, j’ai laissé les autres les faire à ma place.
Pour Never Let Me Down, j’avais pourtant écrit de bonnes chansons. Mais je les ai totalement négligées au moment de l’enregistrement, j’ai laissé passer des arrangements vraiment trop légers. J’ai beaucoup trop délégué, je ne me suis pas assez impliqué dans mes albums.
Je n’aurais rien dû enregistrer entre Scary Monsters et Black Tie White Noise. Pendant toutes ces années, j’ai été totalement indifférent à ce qui m’arrivait. Il y avait des choses plus importantes dans ma vie que la musique, je l’ai délaissée. C’est dur à admettre, mais il faut être réaliste : depuis dix ans, je n’ai pas été à la hauteur.
Let’s Dance est ton plus gros succès commercial à ce jour. Quel effet cela fait-il d’obtenir la reconnaissance publique avec un de ses plus mauvais disques ?
C’est affreux ! Jusqu’à ce disque, je n’avais jamais gagné d’argent. J’étais totalement irresponsable, je ne m’inquiétais même pas de savoir combien je gagnais et qui, finalement, se mettait cet argent dans les poches. Il y avait autour de moi des parasites qui se servaient allégrement, il ne me restait rien à la fin. En 1983, j’ai décidé que j’en avais assez d’être la poule aux œufs d’or et d’entretenir tant de gens. A mon tour, je voulais en profiter.
Comment restes-tu en contact avec la musique ?
Si je n’avais pas été un tel fan, il y a bien longtemps que j’aurais déserté la musique, mais j’ai toujours eu besoin de musique, cette fidèle compagne. Je veux tout savoir, je suis comme un gosse. Byron et Shelley avaient 20 ans quand ils écrivaient leur poésie, ça ne m’empêche pas de les lire à 45 ans.
Ça ne m’empêche pas non plus d’écouter Neil Young, quelqu’un de mon âge qui est resté fidèle à lui-même. Je ne vais pas laisser à mon corps le droit de me dicter mes goûts. J’aime cette musique, sincèrement et naïvement. Je ne l’écoute pas pour faire jeune. Tous ces groupes n’intéressent pas du tout Joe, mon fils. Il préfère le rap. J’aime mieux ça, car à une époque il m’a vraiment inquiété : il n’écoutait qu’Abba ! Et là, je vois qu’ils sont revenus à la mode. Peut-être que Joe était finalement en avance sur son temps. Comme son père.
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