Un troisième roman qui explore les illusions de l’identité et tire son charme de ses fragilités. Ambitieux.
Psychanalyste, psychologue clinicienne, Sarah Chiche est trop souvent limitée à ses prises de position controversées sur la sexualité, notamment cette fameuse pétition des Millet, Deneuve et compagnie. On aurait presque tendance à oublier qu’elle est, surtout et avant tout, écrivain, auteure d’une remarquable Histoire érotique de la psychanalyse : de la nourrice de Freud aux amants d’aujourd’hui (Payot, 2018), de deux fictions et d’un essai subtil et dérangeant sur Michael Haneke.
Son troisième roman, Les Enténébrés, démontre tout comme l’œuvre du cinéaste autrichien à quel point l’art, par essence excessif et transgressif, ne saurait s’entourer, sans se trahir, de précautions morales. L’histoire se déroule d’ailleurs entre Vienne et Paris, deux villes entre lesquelles gravite Sarah, héroïne et homonyme alter ego en pleine crise existentielle. Elle-même psy, Sarah fait exactement le contraire de ce qu’elle pratique : elle délaisse l’analyse de sa dépression pour mieux se perdre au contact de l’étranger, de l’inconnu.
Passés et présents se mélangent
On retrouve ici les thèmes de prédilection de l’auteure : les illusions de l’identité, d’un moi un et indivisible, la sexualité comme aventure du “Je est un autre” rimbaldien. Son roman présente des caractéristiques qu’on pourrait considérer comme des défauts, mais qui font précisément son intérêt, son charme. Ainsi de sa façon d’embrasser tous les maux de l’époque, crise des réfugiés, réchauffement climatique, terrorisme, etc. : ils sont en fait l’expression d’une jeune femme hypersensible, le reflet juste d’un monde ultraconnecté, qui pousse à l’indifférence généralisée.
Ainsi également du manque, du moins en apparence, d’articulation ou d’organisation des différents récits. Si plusieurs passés et plusieurs présents se mélangent, s’entrechoquent, se cannibalisent dans Les Enténébrés, ils révèlent en fait le pari audacieux de Sarah, cette double vie qu’elle mène comme une utopie, aimer deux êtres à la fois, deux rivales.
Telle est peut-être la meilleure façon d’écrire sur les sentiments amoureux, complexes et paradoxaux, malgré tout ce que Freud et Lacan préconisent : en oubliant l’analyse, au risque de s’y perdre, de se perdre. Ainsi la littérature peut-elle devenir exploration de soi, de “ses sois” comme dirait Fernando Pessoa, autre influence majeure de Sarah Chiche.
Les Enténébrés (Seuil), 368 p., 21 €
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